Des malfaçons de la Revue stratégique à une LPM sous tension
Alors qu’Emmanuel Macron a prononcé ses vœux aux Armées et que se profilent de vifs débats autour de la prochaine loi de programmation militaire (LPM), Alexandre Papaemmanuel revient sur la Revue stratégique rendue publique en octobre dernier. Celle-ci a actualisé la feuille de route de l’exécutif en matière de défense et de sécurité après les Livres blancs de 2008 et de 2013. Mais l’auteur pointe un exercice d’anticipation stratégique aux conclusions prévisibles et qui n’opère aucun choix en tentant de concilier tous les points de vue. En effet, pour avoir souhaité ménager tous les acteurs et toutes les priorités, chacun fourbit maintenant ses armes pour la prochaine vraie bataille : la LPM 2019-2025. Loin de préparer le terrain, la Revue stratégique pourrait l’avoir miné.
Sous l’influence du désir de satisfaire tout et son contraire, sans exprimer clairement ce que sont les intérêts français, cette Revue stratégique s’est condamnée à réinventer l’eau tiède. Car Arnaud Danjean a dû se muer en alchimiste pour veiller aux alliages les plus ardus : comment faire de la « dissuasion » un enjeu majeur et en même temps instituer la « protection » de notre territoire national en nécessité primordiale ? reconnaître dans la fonction « connaissance et anticipation » une priorité et en même temps ériger l’« intervention » en obligation ? L’exécutif lui-même montre la voie d’une « autonomie stratégique » assumée mais en même temps soluble dans une dynamique de « coopération ».
Face aux nombreuses menaces, la Revue stratégique énonce, énumère, souligne, invoque ! Gouverner c’est prévoir, mais c’est aussi choisir et une Revue stratégique, plus qu’un inventaire, doit tracer une feuille de route.
Défaut de conception (2) : un chantier de l’innovation des Armées soigneusement évité
Indubitablement, la Revue stratégique aurait pu être la rampe de lancement du débat interne aux Armées sur les différents acteurs devant assumer cette ambition numérique, clef de voûte d’une transformation qui n’a pas encore eu lieu.
A ce titre, la nomination d’une conseillère au numérique au sein du cabinet de la Ministre des Armées s’avère un signe fort d’un ministère érigeant ce sujet en priorité. La ministre, sensibilisée par son passage à la SNCF, sait la puissance de la donnée et les risques de « désintermédiation » induits par les nouveaux usages numériques. Il faut désormais acculturer les Armées dans la durée.
Or, la Revue stratégique s’est bornée à questionner les nouveaux espaces de souveraineté que sont l’espace et le numérique :
« La révolution numérique en cours, stimulée par les usages publics et professionnels, devrait apporter les ruptures technologiques les plus importantes. L’hyper connectivité, les technologies du big data, l’internet des objets et la robotique sont quelques exemples d’opportunités majeures pour la défense. L’intelligence artificielle, en particulier, est amenée à jouer un rôle central dans les systèmes de défense, où elle contribuera de façon significative à la supériorité opérationnelle mais induira de nouveaux risques ».
Pourtant, comme l’ont souligné les contributeurs de la Revue, la performance des Armées est conditionnée par cette « info-numérisation » ; or cette complémentarité homme-système d’information n’est pas visible et les programmes d’armement de hautes technologies nécessaires à la maîtrise de cette information (COMSAT, COMCEPT, DESCARTES, SI TER, SCCOA,…) ne défilent pas (encore) sur les Champs-Élysées le 14 juillet.
De fait, si le numérique s’affirme comme une matière incontournable, elle est délicate à conceptualiser, ce qui en fait une priorité budgétaire in fine secondaire pour un chef d’Etat-major au moment de choisir entre investir dans une FREMM ou un SIOC. En effet, en cas de choix, il préférera augmenter le nombre de VBCI en sacrifiant les besoins financiers d’un système de télécommunication.
Face à de nouveaux défis, il faut agir autrement ! Les chantiers d’innovations lancés par le ministère des Armées confirment cette nécessité de revoir les façons de faire en questionnant les habitudes et les réflexes. Le défi sera de pouvoir capitaliser sur les énergies et les expériences présentes au sein du ministère des Armées. Et dans le contexte d’un paquebot budgétaire lourd à manœuvrer, le numérique devient alors un facteur porteur d’espérance au sein d’un budget qui, malgré son augmentation, est condamné à faire du neuf avec du vieux.
Au-delà de la promesse de ce nouvel horizon de la Data, le ministère aurait pu, grâce aux conclusions d’une Revue stratégique à qui l’exécutif aurait laissé plus de temps, se mettre en ordre de bataille pour faire face à la guerre 3.0 ! Et la revue stratégique doit être plus qu’un exercice imposé, car elle conditionne les investissements de l’Etat.
Si le numérique est mentionné, il était légitime d’attendre des recommandations concrètes consacrant durablement l’innovation. Dans le même sens, on aurait souhaité que le numérique soit autre chose qu’une bouée de sauvetage pour injecter du neuf, à peu de frais, dans un exercice budgétaire déjà figé par des Opérations d’Armement lancées précédemment et d’ores et déjà consommatrices de l’effort budgétaire !
Dans cette perspective, la revue aurait pu/dû éclairer l’action de l’Etat et tracer pour le numérique, l’avènement de transformations profondes pour mieux anticiper les débats des arbitrages financiers en prônant par exemple un « Commandement Numérique » et la montée en puissance du « Commandement des Programmes Inter Armées » pour investir efficacement cette nouvelle frontière digitale au service de l’efficacité opérationnelle.
Elle aurait également pu être ambitieuse en consacrant cette « innovation », quitte à prendre le risque de devenir prescriptrice pour insuffler durablement le changement et de la transformation au sein du ministère des Armées :
- La direction générale des systèmes d’information de communication (DGSIC) doit disposer de ressources et de moyens plus rapidement que prévu afin d’incarner cette nouvelle « direction générale Numérique » indispensable pour porter les enjeux fondamentaux de la transformation numérique tout en laissant aux Armées la capacité d’innovation digitale. Cette DG doit orchestrer et fédérer autour d’un socle commun la transformation numérique des Armées, sans heurter les Armées.
- Le Commandement des Programmes Interarmées, en charge de la co-conduite avec la DGA des programmes d’armement « numérique » au sein des Armées, ne devrait-il pas remonter au niveau du CEMA ou du major-général (MGA) pour devenir l’« Officier Général du Numérique » (« OG Num ») afin que les programmes soient pilotés au niveau stratégique pertinent compte tenu de leur impact sur la façon de conduire la guerre ?
- L’Officier Général Transformation Digitale des Armées, après avoir évangélisé les Armées, doit désormais intégrer ce commandement pour qu’innovation et nouveaux usages s’accostent aux programmes et donc à la réalité des militaires.
- La DGA ne devrait-elle pas créer des dynamiques collectives et animer un écosystème souverain de façon souple et dynamique, sans interdit ni a priorihérités de la conduite des programmes d’armement, tout en poursuivant ses efforts de maîtrise des systèmes complexes (MASD) que le monde nous envie.
- De même, les organismes de doctrine (CICDE), ceux en charge de l’interopérabilité (CIADIOS) et de la préparation de l’avenir (CATOD) ne devraient-il pas fusionner pour atteindre une taille critique indispensable afin d’aligner les cultures autour de l’innovation ?
Le ministère des Armées est contraint à une stratégie opportuniste de l’innovation pour coordonner l’ensemble des acteurs/contributeurs à cette transformation en multipliant l’implication des utilisateurs, en élargissant les usages en interministériel. Or, la Revue stratégique aurait pu être le premier vecteur d’accélération de la transformation afin que le « MinArm » soit « en marche » volontaire, et non forcée.
Après une Revue stratégique platement consensuelle, une LPM conflictuelle
Le ministère des Armées est celui de la planification et de l’anticipation. Il est d’ailleurs le seul à bénéficier de cette vision sur six ans à travers l’exercice de la LPM. Cela est certes inhérent à son activité, qui lui impose de programmer l’ensemble de ses moyens, mais aussi à l’importance de son budget dans celui de la Nation.
Dans cette configuration, les Livres blancs, Revue stratégique incluse, doivent constituer la première donnée d’entrée de l’exercice budgétaire qui définit l’ambition du ministère pour les prochaines années. De leur qualité dépend l’entier dispositif budgétaire qui en découle. Car, de manière classique dans le fonctionnement de l’Etat :
- si la LPM trace une ambition sur six ans, le budget annuel confirme ou infirme cette ambition dans la réalité ;
- de même, le ministère des Armées, comme tous les ministères, est soumis à la programmation budgétaire triennale (par exemple le triennal 2017-2019) ;
- enfin, la LPM sera traduite par une loi de finances qui libèrera juridiquement les crédits nécessaires. En effet, le seul canal légal ouvrant les crédits réside dans la Loi de finances initiale (LFI) tandis que la Loi de finances annuelle (LFA) fixe la réalité des ressources des armées.
Un des enjeux cardinaux pour le ministère des Armées est d’assurer une cohérence opérationnelle, juridique et financière entre ces exercices budgétaires aux temporalités différentes reposant sur un équilibre précaire.
LPM Round 2 : Fight
La Revue stratégique a ouvert toutes les portes, les fenêtres et même les velux de la maison Armée, pour ne se couper d’aucun besoin opérationnel. Il conviendra à la LPM de les fermer. Une nouvelle séquence s’ouvre et les points de vue s’annoncent irréconciliables :
- Les Armées ont ouvert une lutte financière sans relâche et sans concessions avec Bercy car les finances publiques apparaissent comme une contrainte à leurs yeux illégitime ;
- Pour Bercy les finances publiques sont depuis trop longtemps sous la contrainte des Armées.
Loin des légitimes attentes, la Revue stratégique n’aura permis qu’un premier tour de chauffe. Désormais, l’ensemble des intervenants se prépare à la guerre du budget.
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