RETOUR sur le petit-déjeuner débat avec Anne de Tinguy - 20.10.22
Petit-déjeuner débat sur la Russie avec Anne de Tinguy
« Le Géant empêtré - La Russie et le monde, de la fin de l'URSS à l'invasion de l'Ukraine »
organisé
par l’Association nationale des Auditeurs de l’IHEDN et l’association Eurodéfense-France
Anne de Tinguy est professeure émérite à l’Institut national des langues et civilisations orientales, chercheuse au CERI, le Centre de recherches internationales, de Sciences Po Paris et ancienne auditrice de l’IHEDN (42ème session). Elle est l’autrice de nombreux ouvrages dont le plus récent est Le Géant empêtré. La Russie et le monde de la fin de l'URSS à l'invasion de l'Ukraine, éd. Perrin. Les principaux éléments de ce petit-déjeuner débat qui s’est tenu à l’École militaire de Paris, le 20 octobre 2022, sont proposés ici.
La décision prise par la Russie d’envahir l’Ukraine confirme la nécessité de questionner son rapport au monde extérieur et une ambition de puissance à laquelle elle n’a jamais renoncé depuis 1991. Que signifie pour elle la puissance ? Comment cherche-t-elle à s’imposer dans le monde ? Son objectif est-il de se doter d’une puissance globale multidimensionnelle du type de celle qui fait la force des Etats-Unis ? Ou se contente-t-elle de faire comme si elle était une puissance ? L’analyse de la boîte à outils mise au service de sa politique étrangère et de sa stratégie d’influence permet de donner des éléments de réponse à ces questions.
La Russie est un géant qui a de formidables atouts : sa profondeur stratégique (32 fois la superficie française), son sous-sol riche en matières premières (incluant gaz et pétrole), 11ème économie mondiale avec un marché du travail attractif et une population bien formée, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies… Acteur incontournable des relations internationales, elle a aussi une ambition qui demeure extrêmement forte. Depuis des siècles, elle se pense comme une grande puissance. En 1991, elle est ruinée et elle a tout à reconstruire : elle n’a pas pour autant renoncé à ses ambitions. L’idée qu’elle est vouée à être un grand pays, du fait de son histoire, de sa culture, de ses richesses en territoire et en matières premières, de ses ressources humaines, forme la carte mentale dont les élites dirigeantes russes sont porteuses, une carte mentale qui imprègne leur vision du monde et de la place de leur pays sur la scène internationale. Et les enquêtes d’opinion montrent que cette idée est aussi solidement ancrée au sein de la société russe. Mais paradoxalement la Russie est aussi ce que l’économiste Georges Sokoloff a appelé une puissance « pauvre », accusant entre autres un retard économique et technologique qui demeure très important par rapport aux Etats-Unis et aux pays de l’Union européenne.
Pour Vladimir Poutine, la grandeur est une obsession. Depuis qu’il est au pouvoir, il ne cesse d’affirmer que la Russie entend se voir reconnaître le rang qu’elle estime être le sien et être traitée sur un pied d’égalité par les Grands de la planète. Comment traduit-il cette ambition en actes ? Comment gère-t-il le mélange de force et de faiblesse qui vient d’être souligné ? Quelle utilisation fait-il de la riche boîte à outils dont est pourvue la Russie ? Avec quels résultats ? Trois des choix qu’il a faits se révèlent particulièrement importants.
Le premier est la priorité accordée au hard power et à la conflictualité.
La décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine, un Etat souverain qui ne menaçait pas la Russie et de s’engager dans une guerre de haute intensité qui bouleverse le continent européen et les équilibres internationaux, montre qu’aux yeux du Kremlin, la puissance est encore aujourd’hui largement associée au hard power. Pour se faire reconnaître comme un acteur incontournable et atteindre certains des buts qu’elle poursuit, la Russie revient à ce qui a été un moyen privilégié en son temps par l’URSS : l’outil militaire, la coercition, la conflictualité, les rapports de force.
Ce choix marque une rupture avec ceux faits dans les dernières années de l’URSS et dans les années qui ont suivi son effondrement. Conscient des ravages provoqués par la priorité toujours accordée à la défense, Mikhail Gorbatchev s’était résolument engagé sur la voie du désarmement –rappelons-nous entre autres le traité historique sur le démantèlement des forces nucléaires intermédiaires signé à Washington en 1987 – et il s’était s’opposé au recours à la force pour bloquer les évolutions en cours dans les pays du camp socialiste européen. Ce changement de paradigme avait signé la fin de la guerre froide. Boris Eltsine lui avait emboîté le pas : dans un contexte budgétaire très tendu et dans un environnement international un moment apaisé par la fin de la guerre froide, la ressource militaire n’était plus au cœur du système politique et international du pays.
Vladimir Poutine s’engage sur une toute autre voie. Dès son arrivée au pouvoir, il se dit convaincu que, pour être respecté, son pays doit être fort. La guerre d’août 2008 en Géorgie est le catalyseur d’une réforme ambitieuse dont l’objectif est d’avoir des forces armées plus mobiles, plus efficaces, mieux équipées. Cette réforme apparaît aussi comme le prélude à un nouveau changement de paradigme opéré en 2014 et confirmé en 2022 (Ci-dessus chars russes en opérations en Ukraine, Mindef Russie). En 2014, la Russie opère un tournant stratégique : n’hésitant pas à défier l’ordre international et à bousculer le regard porté sur son pays, elle annexe la Crimée, puis intervient dans le Donbass. Un an plus tard, elle lance une opération militaire en Syrie, la première de cette envergure à l’étranger depuis 1991. Elle remet ce faisant le hard power au cœur de son action extérieure, elle redonne à l’outil militaire un rôle de premier plan en adoptant une stratégie hybride : elle associe à ses actions des instruments non militaires (cyberattaques, manipulations de l’information, etc) qui brouillent la limite entre paix et guerre (cf la doctrine Guerassimov, le chef d’état-major des armées). L’institution militaire est mise de maintes autres manières au service de sa politique extérieure : la Russie met notamment en place des accords de défense et de coopération militaire avec de nombreux Etats en Asie, au Moyen Orient, en Afrique et en Amérique latine : en 2019, elle en avait déjà signé 39 dont 19 avec des pays africains.
Le second choix, qui découle du premier, est lui aussi lourd de conséquences : le développement interne du pays n’est pas un objet de préoccupation majeure.
L’économie joue un grand rôle dans l’action extérieure de la Russie, mais ce rôle est principalement lié à l’instrumentalisation de ses abondantes richesses énergétiques. En Europe, jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, l’énergie a été la pierre angulaire de ses rapports avec l’UE. Dans l’espace postsoviétique, elle a été l’un des leviers privilégiés auxquels elle a eu recours pour tenter de préserver des positions dominantes et de peser sur les choix internes et externes de ses partenaires. L’économie est bien souvent un instrument de pression et de nuisance. L’Ukraine est le dernier exemple en date. Depuis le début de la guerre, la Russie cherche à déstabiliser ce pays en asphyxiant son économie : c’est ce qui l’a amenée à bloquer les ports ukrainiens et à organiser un blocus maritime du pays, à occuper les riches terres agricoles ukrainiennes, à bombarder des infrastructures énergétiques, etc. Elle utilise aussi le gaz et le pétrole pour peser sur les opinions publiques européennes, tenter de diviser et d’affaiblir les Etats membres de l’UE, obtenir la levée des sanctions qui pèsent sur son économie en faisant croire à leur inutilité et faire cesser l’aide militaire à l’Ukraine.
En revanche le Kremlin se préoccupe peu du développement intérieur de la Russie. L’obsession de puissance aurait logiquement dû le conduire à mettre la modernisation du pays au premier rang de ses priorités. Ce n’est pas la voie qu’il a choisie. La décision d’envahir l’Ukraine, manifestement prise sans tenir compte du coût économique et financier de ce conflit, confirme que pour le pouvoir russe l’économie n’est pas une priorité, ni même une préoccupation majeure. Vladimir Poutine se montre incapable d’engager son pays sur la voie des réformes dont celui-ci a besoin. Il mène une politique qui rend le déclin inévitable. Sur ce point aussi, il est en rupture avec ses prédécesseurs. Mikhail Gorbatchev avait pris conscience de la nécessité d’une réforme en profondeur du système économique si l’URSS ne voulait pas devenir une puissance de troisième ordre. Boris Eltsine avait affirmé la primauté des réformes intérieures et la volonté de mettre la politique étrangère au service de la modernisation du pays. Rien de tel avec Vladimir Poutine : il ne fait pas l’effort de chercher à faire de son pays une puissance économique. A titre d’exemple ses dépenses de recherche et développement sont très inférieures à celles des démocraties occidentales et de la Chine. L’économie russe n’est que la 11ème dans le monde et elle reste une économie de rente, très dépendante des hydrocarbures, ce qui est une source de vulnérabilités. Peu diversifiée, elle a une faible capacitée d’innovation et d’attraction d’activités créatrices à forte valeur ajoutée. Elle est en outre handicapée par une corruption généralisée qui gangrène le pays, par un déclin démographique préoccupant, par de sérieux problèmes environnementaux, etc. Le résultat est qu’elle ne parvient pas à combler le formidable retard qu’elle accuse par rapport à l’Europe occidentale et à l’Amérique du nord. Le problème est ancien : depuis des siècles, l’écart entre la Russie et le monde occidental est considérable. Facteur aggravant, il l’est devenu avec la Chine.
Troisième grand choix qui impacte son rapport au monde extérieur : le soft power a été réinterprété dans un sens offensif.
Le soft power se réfère, on le sait, à un pouvoir d’attraction et de séduction. La Russie a dans ce domaine de nombreux atouts qui lui permettraient de mener une diplomatie publique très active, de gagner les cœurs et les esprits. Parmi ses atouts, la culture figure en bonne place : la Russie dispose d’un héritage culturel d’une richesse exceptionnelle. Dans les domaines de la littérature, de la musique, de la danse ou de la peinture, elle a depuis des siècles un fort rayonnement. La religion est elle aussi un levier d’influence. L’orthodoxie exerce dans le monde une influence qui conforte d’autant plus celle de la Russie que le patriarcat de Moscou, acteur très actif dans la vie internationale, apporte un soutien quasiment sans faille à la politique étrangère du Kremlin.
Dans les années 2000, le Kremlin a semblé vouloir accorder une grande importance à la construction d’un soft power. Il a pris de nombreuses initiatives et mobilisé de multiples outils. Mais les actions entreprises n’ont pas donné tous les résultats escomptés. Pour au moins deux raisons. La première est que Moscou a réinterprété le soft power dans un sens plus offensif. Celui-ci est désormais considéré comme un moyen non pas tant de séduire que de concurrencer l’Occident, comme une forme de la conflictualité dans laquelle s’inscrit progressivement sa relation avec celui-ci. Le Kremlin a ce faisant intégré la diplomatie publique dans une politique de hard power : l’important n’est plus tant d’être aimé que d’être craint. La deuxième raison est que sa politique a été dans maints domaines incohérente et de ce fait contreproductive. On le voit entre autres dans les domaines de l’orthodoxie, du sport et de la culture.
• Le conflit avec l’Ukraine a eu des répercussions très négatives sur les positions du patriarcat de Moscou dans ce pays. Le plus grave des revers que celle-ci a subis est l’implosion en 2018 de l’Eglise orthodoxe russe, conséquence de l’autocéphalie de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine que le Kremlin a été impuissant à empêcher. Cette autocéphalie, qui est un tremblement de terre pour la Russie, est la conséquence directe de sa politique à l’égard de l’Ukraine. (ci-contre le patriarche de Moscou Kirill).
• Le sport, considéré en Russie comme un moyen de rehausser son prestige, est un autre domaine dans lequel les politiques russes sont entrées en contradiction avec les objectifs poursuivis. Objectifs qu’elle comptait atteindre grâce aux performances de ses athlètes et à l’accueil sur son sol de multiples grandes manifestations sportives internationales. Les effets de sa politique ont été ruinés d’une part par l’annexion de la Crimée, quelques jours après la fin des Jeux Olympiques de Sotchi, et d’autre part par les révélations sur un système de dopage massif et institutionnalisé qui a touché l’ensemble des sports russes entre 2011 et 2015, un système orchestré au plus haut niveau de l’Etat.
• Dans le domaine de la culture, les multiples atouts de la Russie sont bridés par une politique très conservatrice et répressive qui nuit à la création artistique.
Conclusion
En dépit des formidables atouts qu’elle détient, la Russie poutinienne a une ambition de puissance qui apparaît démesurée dans la mesure où elle n’a jamais donné la priorité à son développement interne et à la modernisation de ses infrastructures. Elle n’a pas cherché à se doter des vrais leviers d’influence que sont la puissance économique et technologique ainsi que le soft power. Elle n’a pas fait l’effort de construire une puissance globale dont les différentes dimensions se complèteraient les unes les autres. Elle reste une puissance pauvre, incomplète et paradoxale et se contente d’avoir l’apparence de la grandeur, une apparence désormais lourdement entachée par l’invasion de l’Ukraine.
Pourquoi cette incapacité à réformer ? Depuis Alexandre II, assassiné en 1881, les perestroïkas entreprises, qu’elles soient tsariste, soviétique ou postsoviétique, ont toutes débouché sur des événements extrêmes. Dans ce pays immense qu’est la Russie, mener des réformes apparaît aussi difficile que politiquement risqué. Dans un pays corrompu comme l’est la Russie, la question pour les élites dirigeants est aussi de savoir jusqu’où aller sans perdre les bénéfices, importants, que leur procure le pouvoir.
La Russie était avant la guerre en Ukraine un géant empêtré dans toutes sortes de problèmes : dans une incapacité à être autre chose qu’un Etat rentier et corrompu, dans un système politique qui est un frein à l’innovation, dans un passé qu’elle a jusqu’ici refusé de regarder en face, etc. Du fait de cette guerre insensée, elle est aujourd’hui dans une voie sans issue. Sa puissance militaire, qui a été largement surestimée, ne lui a pas permis, contrairement à ce qu’elle pensait, d’obtenir l’effondrement de l’Ukraine. La « mobilisation partielle », très impopulaire, déstabilise la société (Ci-contre, formation de civils mobilisés, Mindef Russie). La perte de l’Ukraine, la rupture avec l’Europe, la dépendance croissante à l’égard de la Chine, etc, sont des fautes stratégiques majeures, etc. L’avenir est désormais marqué par l’incertitude : qui et quel courant de pensée politique après Vladimir Poutine, quelles perspectives économiques, quelles futures frontières de l’Ukraine, quelles relations euro-russes sur le Vieux continent, quelles relations avec les États-Unis et la Chine, quelles réactions intérieures russes ? Dans ce sombre contexte, Anne de Tinguy veut néanmoins croire qu’« une autre Russie est possible ».
Jean-François Morel
Association EuroDéfense-France
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