FOCUS sur le vente d'entreprises stratégiques
Ventes d’entreprises stratégiques : l’État en vigilance croissante
Depuis près de 20 ans, les prises de contrôle étrangères d’entités actives dans des secteurs cruciaux pour la souveraineté nationale sont plus étroitement surveillées. L’administration met notamment en garde sur les effets de normes américaines régissant les exportations de produits à usage militaire ou civilo-militaire.
Énergie, défense, sécurité, transports, santé publique, sécurité alimentaire, technologies critiques, semi-conducteurs, intelligence artificielle… Depuis un premier texte adopté en 2005, les règles encadrant les investissements étrangers dans des entreprises « sensibles » françaises sont constamment mises à jour. Aujourd’hui, ces investisseurs sont soumis à une procédure d’autorisation préalable, dont la Direction générale du Trésor résume les lignes directrices.
En mai 2023, cette direction de Bercy publiait son deuxième rapport annuel « relatif au contrôle des investissements étrangers en France (IEF) », pour l’année 2022. En résumant quelques chiffres clés de ce rapport, le Gouvernement fait état d’une « vigilance renforcée » de la France en la matière.
Sur 325 dossiers déposés, 131 ventes ont été autorisées, principalement à des investisseurs non européens (États-Unis, Canada, Royaume-Uni aux premiers rangs) ; « 53 % de ces autorisations ont été assorties de conditions pour préserver les intérêts nationaux », précise le ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique. « Ce chiffre s’élève, dans le secteur de la défense, à 76 % des autorisations délivrées. »
Pour donner une idée de l’ampleur de ces rachats, le consultant indépendant Augustin de Colnet a choisi de remonter bien avant l’année dernière. « De 2008 à 2023, ce ne sont pas moins d’une quinzaine d’entreprises stratégiques françaises qui ont été rachetées par des acteurs étrangers », résume-t-il en présentant la cartographie qu’il a réalisée. « Parmi elles, 11 ont quitté le drapeau français pour passer sous bannière américaine », avec des risques accrus pour leur activité à l’exportation, dans la mesure où elles développent des dépendances techniques avec les États-Unis soumises aux réglementations américaines International Traffic in Arms Regulations (ITAR) pour les biens militaires, ou Export Administration Regulations (EAR) pour les biens à double usage (civil et militaire).
UNE NORME AMÉRICAINE IMPACTE UNE VENTE DE RAFALE
Ainsi, début 2018, une vente de douze avions Rafale par la France à l’Égypte a été retardée pour une minuscule raison : une puce électronique. Présente dans les missiles SCALP (du groupe français MBDA) dont les Égyptiens souhaitaient équiper leurs nouveaux aéronefs, cette puce est de fabrication américaine. La norme ITAR s’appliquait donc et les autorités américaines jugeant cette exportation inopportune, se sont opposées à cette vente.
En mars 2003, la France était déjà confrontée à un problème similaire : à la suite de son refus de suivre les Américains dans leur guerre en Irak, ces derniers ont bloqué des pièces de rechange indispensables pour les catapultes du porte-avions Charles-de-Gaulle. Le problème a été réglé lorsque la France a accepté d’envoyer un contingent de forces spéciales en Afghanistan, l’été suivant.
Depuis ces épisodes, les autorités françaises sont de plus en plus vigilantes en la matière, et la nécessité de mesurer les risques liés aux réglementations ITAR et EAR est bien intégrée. Mais certaines entreprises vendues récemment n’y échapperont pas. C’est le cas d’OMMIC, présentée comme le « fleuron français de semi-conducteurs pour l’industrie des télécommunications et le domaine spatial ». Rachetée début 2018 par un homme d’affaires chinois, elle est au cœur d’une controverse au printemps 2023, quand quatre de ses cadres (deux Français et deux Chinois) sont arrêtés par la DGSI et mis en examen pour « trahison et espionnage » par le parquet national antiterroriste : ils auraient livré des secrets industriels à la Chine et à la Russie. Depuis, le 1er juin, l’entreprise française est passée sous pavillon américain. Les industriels français de l’armement qui équiperaient leur production avec ses semi-conducteurs pourraient donc devoir obtenir un feu vert américain avant de l’exporter, s’il s’avérait que les composants fabriqués soient classés ITAR.
LATÉCOÈRE, UN « FOURNISSEUR DE RANG 1 » DEVENU AMÉRICAIN
Idem pour Exxelia : ce fabricant de « composants et sous-systèmes de précision » utilisés notamment dans l’aviation, la défense et le spatial avait d’abord été racheté, en 2014, par un fonds d’investissement britannique. En janvier 2023, le groupe américain Heico en a fait l’acquisition pour 453 millions d’euros. Mais l’État français conserve une « golden share » (action préférentielle avec droit de véto) à son capital.
HGH, spécialiste des technologies infrarouges pour les secteurs du transport (port, aéroport), de la défense (base militaire) et de l’énergie (plateforme pétrolière), est aussi devenu américain en juin 2018, après son rachat par le fonds américain Carlyle. Là aussi, sa production destinée à l’armement peut être impactée par les normes ITAR et EAR.
Un an plus tard, en juillet 2019, la vente de Latécoère, un groupe historique du secteur de l’aviation, fait polémique. Fournisseur « de rang 1 » pour Airbus, Boeing et autres constructeurs aéronautiques, il contribue aussi aux avions militaires Rafale ou A400M. Racheté par un autre fonds d’investissement américain, ce « sous-traitant stratégique » est donc, lui aussi, tombé sous les fourches du risque ITAR.
Même quand ces normes ne sont pas concernées, quelques ventes stratégiques ont suscité les commentaires. Safran Morpho, spécialiste des technologies d’identification (comme le système « Parafe » de contrôle au passage des frontières aéroportuaires) et numéro un mondial des documents d’identité sécurisés, est devenu américain en 2017.
Acteur majeur du secteur-clé des câbles sous-marins, Alcatel Submarine Networks (ASN) a été absorbé par le groupe américain Lucent en 2006, avant d’être racheté par le géant finlandais Nokia en 2015. Toujours dans ce domaine stratégique des fonds sous-marins, Technip a d’abord fusionné avec le groupe américain FMC en 2017, avant que cette nouvelle entité soit scindée en deux en 2021 : les Français gardent l’ingénierie et la construction de surface, les Américains la partie sous-marine.
DES PARLEMENTAIRES DÉNONCENT UNE « NAÏVETÉ » FRANÇAISE
Une autre vente, bouclée en 2014, a posé des questions lorsque la France a voulu fournir des armes et des munitions à l’Ukraine, dès février 2022 : celle de Manurhin. Ce célèbre fabricant d’armes basé en Alsace était le « dernier et unique producteur français de machines-outils destinées à la fabrication de munitions de petits et moyens calibres militaires », relève Augustin de Colnet. Placée en redressement judiciaire en 2018, l’entreprise est cédée par le tribunal de Mulhouse à EDIC, devenu EDGE, un groupe d’armement des Émirats arabes unis.
Pour Augustin de Colnet, la protection des entreprises stratégiques françaises n’est pas encore à la hauteur — ce que pensent aussi des parlementaires : « En novembre dernier, la délégation parlementaire au renseignement a dénoncé dans son rapport annuel une naïveté vis-à-vis des ingérences étrangères, “qui est tant celle des élites politiques et administratives que des milieux économiques et académiques” », cite-t-il. « C’est peut-être ce qui pourrait expliquer, en partie, la vente d’entreprises stratégiques françaises comme Manurhin, Latécoère, Safran Morpho mais aussi Exxelia, ASN ou Technip… »
Il faut cependant relativiser ces propos au regard du dilemme fréquent dans le domaine de la capitalisation d’entreprises de haute technologie : leur pérennité nécessite des investissements importants, alors qu’elles sont soumises à des crises de toute nature. Le dispositif des IEF rénové vise donc à atteindre un équilibre entre souveraineté d’une part, et attractivité des investissements d’autre part. Après une analyse au cas par cas des situations rencontrées, l’administration dispose du pouvoir de soumettre l’opération concernée à des conditions spécifiques, visant notamment à la pérennité de l’activité de l’entreprise en France, ou à dissuader des prises de participation hostiles.
LE DÉCRET IEF BIENTÔT MIS À JOUR
Ce développement du dispositif IEF, avec un élargissement du périmètre d’intervention, s’accompagnera aussi d’un accroissement significatif du travail de contrôle de l’administration. Dans les prochaines semaines, le décret n°2019-1590 du 31 décembre 2019 relatif aux investissements étrangers en France, modifié pour la dernière fois en avril 2020, va être mis à jour, avec notamment la pérennisation du seuil de 10 % du capital pour le déclenchement des contrôles (contre 25% avant la crise du COVID-19) et l’extension du contrôle IEF aux prises de contrôle de succursales en France d’entités de droit étranger.
Dans son effort de sensibilisation des entreprises à ces questions, l’administration publie régulièrement des documents explicatifs, comme celui du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) concernant les normes ITAR et EAR.
IHEDN
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