DECRYPTAGE : Entre résistance ukrainienne et persistance russes ....
Entre résistance ukrainienne et persistance russe,
deux ans de guerre en questions
Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, et plusieurs spécialistes ont livré un bilan très informé de divers aspects du conflit lors d’un colloque organisé par la revue Le Grand Continent : armement, aide occidentale, stratégie hybride de l’attaquant, adaptabilité de l’attaqué…
Voilà donc deux ans que l’Europe a tourné le dos aux fameux « dividendes de la paix » récoltés depuis la fin de la Guerre froide. Le conflit déclenché par la Russie en Ukraine a des impacts majeurs à différents niveaux, que Le Grand Continent, revue éditée par le Groupe d’études géopolitiques, a entrepris d’explorer à l’occasion d’un colloque, mardi 20 février à l’École normale supérieure, à Paris.
Dans son discours, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a évoqué cette période d’avant le 24 février 2022 : en matière d’armement, « pendant 20 ans, l’innovation dominait tous les combats, et la question des stocks et de la capacité de produire des munitions ne se posait pas ». Elle est désormais cruciale, et « depuis deux ans, on essaie d’avoir une industrie de défense qui se « recarène » », a-t-il résumé, reconnaissant qu’« on avait perdu notre indépendance en matière de production de certaines munitions ».
Soulignant que la France a « multiplié par 2,5 la production de canons Caesar », le ministre a livré cette annonce : « Dans les semaines qui viennent, l’intelligence artificielle incrémentée dans un canon Caesar va permettre de diviser quasiment par deux le nombre de munitions consommées », en augmentant la précision des tirs.
« LA MOITIÉ DE L’AIDE À L’UKRAINE, QUI ÉTAIT AMÉRICAINE, A DISPARU »
C’est d’autant plus important que, comme le relève le chercheur François Heisbourg, « depuis deux mois, il n’y a pas une munition américaine qui arrive en Ukraine », en raison d’un blocage du plan d’aide au Congrès. Conséquence, « la moitié de l’aide à l’Ukraine, qui était américaine, a disparu ».
« En France, nous avons encore à démontrer que nous savons faire fonctionner notre industrie de défense », juge François Heisbourg, conseiller spécial de l’International Institute for Strategic Studies et de la Fondation pour la Recherche Stratégique. « Nous produisons aujourd’hui 3 000 obus par mois en ayant triplé notre production. Pendant ce temps, en Allemagne, Rheinmetall en a produit 700 000 en 2023. » Pour lui, c’est nécessaire : il va « falloir continuer à augmenter les crédits militaires et passer à 3% du PIB alors que nous venons d’atteindre les 2% décidés en 2014 : la Pologne est déjà à 3,9%, la Grèce à 3% ».
Jean-Dominique Merchet, correspondant diplomatique et défense du quotidien L’Opinion, estime qu’« il faut mettre le paquet dans l’industrie : c’est le cœur du truc. L’aspect matériel est indispensable. C’est nous que Poutine désigne comme l’ennemi. » Le journaliste préconise donc une « architecture de défense commune » ainsi qu’« un Schengen militaire » : « Il est insensé que le matériel militaire ne puisse pas franchir facilement les frontières de l’UE ou de l’OTAN », estime-t-il, prônant « la libre circulation des militaires et du matériel militaire ».
Soulignant que la France est le seul membre de l’UE doté de la dissuasion nucléaire, Jean-Dominique Merchet juge indispensable de « réviser notre doctrine nucléaire, qui a 60 ans » : « Nous devrions proposer à nos partenaires européens de partager notre armement nucléaire, en mettant sur leur territoire des armes à double clé, comme le font les Américains en Allemagne, en Pologne ou en Belgique. »
C’est pour cette raison que les récents propos isolationnistes du candidat putatif et ex-président américain Donald Trump ont eu une résonnance médiatique « infiniment plus forte en Allemagne qu’en France », souligne François Heisbourg. Même en cas d’élection de Trump en novembre, Jean-Dominique Merchet se veut optimiste, en notant que « les deux tiers de l’aide américaine à l’Ukraine vont directement vers les industriels américains », qui ont donc un intérêt commercial à soutenir ce pays.
« QUASIMENT UNE CENTAINE D’INTERACTIONS AGRESSIVES » ENTRE RUSSES ET FRANÇAIS EN 2023
Ce riche colloque a aussi abordé la Russie, sa politique intérieure comme sa stratégie. En ouverture, le ministre des Armées a souligné que ce pays « ne se comporte plus maintenant avec nous, la France, comme en 2022 ». Il a évoqué « beaucoup plus d’interactions militaires entre nos deux armées » en Méditerranée orientale, en mer Baltique ou dans le détroit d’Ormuz. Avec « quasiment une centaine d’interactions agressives en 2023 », les Russes « tutoient le seuil pour voir comment nous nous comportons ».
Listant tour à tour la course aux armements, la militarisation de l’espace, les menaces sur les câbles sous-marins ou les infrastructures critiques, la « poursuite du chantage » en matière agricole ou sur le pétrole, la guerre livrée par « proxys » ou la guerre informationnelle, Sébastien Lecornu estime que « c’est parce qu’elle rencontre des difficultés sur le front conventionnel que la Russie devient plus agressive sur les menaces hybrides ». La plus préoccupante selon lui, « le cyber » : « Des menaces autrefois criminelles deviennent aussi étatiques ».
En bref, différentes menaces qui étaient des « épiphénomènes il y a deux ans sont aujourd’hui devenues systémiques ». Rappelant la fermeté de la France dans ce rapport de force, le ministre avertit : « Tenir un rapport de force, ce n’est pas être escalatoire. »
« CETTE GUERRE EST LA PROPRIÉTÉ PERSONNELLE DE VLADIMIR POUTINE »
De son côté, le chercheur Guillaume Lancereau, « Max Weber Fellow » à l’Institut universitaire européen de Florence, l’affirme : « L’unique objectif de Poutine avec cette guerre est de prolonger son pouvoir et d’accroître sa richesse. » Ce spécialiste des discours du président russe estime même que « cette guerre est la propriété personnelle de Vladimir Poutine ».
Évoquant la mort récente de l’opposant Alexeï Navalny, l’universitaire souligne que le régime russe est plus hétérogène qu’on pourrait le croire : « Un pouvoir vraiment arbitraire aurait assumé de tuer un opposant, sans imposer à sa famille et au monde entier un macabre suspense sur la localisation de son cadavre. » Selon tous les chercheurs présents mardi, pas de doute : Navalny a été « assassiné », a minima « vraisemblablement ».
Pour Juliette Cadiot, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS-CERCEC), il demeure pourtant des « formes de résistance » en Russie : des associations continuent de collecter des informations sur la guerre, et même d’aider des Ukrainiens à quitter la Russie. Mais s’opposer à la guerre est de plus en plus dangereux, car « l’arsenal pénal a été redéployé et radicalisé, la longueur des peines augmentée. La détention en prison en Russie est dangereuse, l’exemple de Navalny l’a montré : on torture, on dégrade la personnalité, on peut y mourir ou y être assassiné ».
« IL FAUT S’ATTENDRE À UNE CONTINUATION, VOIRE À UNE EXTENSION, DE LA GUERRE »
Chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), Céline Marangé relève que la mort d’Alexeï Navalny a été annoncée le jour où débutait la Conférence sur la sécurité de Munich, et où l’Ukraine signait avec la France et l’Allemagne des traités de sécurité : « J’y vois un signal politique clair. » Selon elle, « il faut s’attendre à une continuation, voire à une extension, de la guerre dans les prochaines années ». Même si, en deux ans, elle a fait 300 000 morts et blessés côté russe et 200 000 côté ukrainien, chiffres qu’elle met en regard des 11 000 morts soviétiques pendant la guerre d’Afghanistan (1979-1989).
Cette guerre a bien sûr des « effets déstabilisateurs très importants sur la société russe », avec notamment le départ estimé d’un million de Russes, « pour la plupart éduqués », ajoute Céline Marangé. Mais, outre « l’endoctrinement de la population » au moyen d’une « propagande débridée », cette guerre « crée en Russie des opportunités économiques et des rentes de situations », au point que le pays est sorti de récession en avril 2023. « La guerre offre des rétributions symboliques et pécuniaires à des hommes pauvres qui n’avaient auparavant aucune perspective », analyse-t-elle. « 50 000 $ de rétribution pour un soldat mort, c’est une véritable fortune » pour sa famille dans certaines régions reculées.
Résultat, la Russie connaît un « boom de la construction », et « les écarts de richesses entre régions tendent à se résorber ». Pour la chercheuse de l’IRSEM, l’arrêt de la guerre aurait donc « un coût économique et politique non négligeable pour le Kremlin, qui subirait des chocs en retour ». La guerre en Ukraine serait donc devenue indispensable à Vladimir Poutine, pour des raisons de « stabilité intérieure ».
« IL EST SIGNIFICATIF QUE L’ÉTAT UKRAINIEN NE SE SOIT PAS EFFONDRÉ »
Marlène Laruelle, professeur en affaires internationales et science politique à l’Université George-Washington (États-Unis), abonde dans son sens : « En Russie, la guerre est un tremplin social, un élément de prestige, de reconnaissance, de réussite financière, elle ouvre des perspectives professionnelles ». Selon elle, « la soi-disant guerre civilisationnelle avec l’Occident est devenue l’élément clé de l’identité russe ». Ce qu’elle résume d’une référence à la période communiste : « Aujourd’hui, aller au front, c’est la nouvelle carte du parti. »
Les séquences successives de ce colloque ont bien sûr abordé la résistance de l’Ukraine et son adaptabilité - une des tables rondes était d’ailleurs intitulée « Comment reconstruire l’Ukraine ? » Pour Muriel Lacoue-Labarthe, directrice générale adjointe du Trésor et cheffe du service des affaires bilatérales et de l’internationalisation des entreprises (SABINE), « il est significatif que l’État ukrainien ne se soit pas effondré ». Il a aussi su faire preuve de réactivité et d’anticipation : « Très rapidement, les autorités ont décidé de remplacer les ampoules classiques par des ampoules LED », ce qui a drastiquement diminué la consommation d’électricité du pays, alors que la Russie s’attaquait à ses infrastructures critiques.
Jean-Dominique Merchet, lui, juge « très impressionnants » certains succès du pays attaqué, notamment « ce que les Ukrainiens sont capables de faire en mer Noire » : « Un pays sans marine capable de contester la suprématie russe sur cette mer, c’est pour moi une des grandes surprises stratégiques de ce conflit. Ils sont en train de chasser la flotte russe de Sébastopol ! Ils ont abattu un AWACS [NDLR : Système de détection et de commandement aéroporté], sachant que la France en possède 4, la Russie 5 ou 6… C’est précieux ! »
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AU SOMMAIRE DE NOTRE DOSSIER SUR LES DEUX ANS DE LA GUERRE EN UKRAINE
24/2 : Entretien avec la politiste Barbara Kunz, directrice du programme Sécurité européenne de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI)
28/2 : Entretien avec l’économiste Julien Vercueil, vice-président de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO)
1/3 : Entretien avec la politiste Claudia Major, Senior Associate à la division Sécurité internationale de l’Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité de Berlin (SWP)
4/3 : Entretien avec l’historien Guillaume Lancereau, Max Weber Fellow à l’Institut universitaire européen de Florence
6/3 : Entretien avec l’historienne et politiste Anne de Tinguy, professeur des universités émérite au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po
IHEDN
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