RETOUR sur l'intervention du Gl (2S) JP Perruche (AA46)
«Diplomates et militaires européens à l’épreuve de la guerre»
Retranscription de l'intervention du général (2S) Jean-Paul Perruche (*) lors de la conférence « Diplomate européen et militaire européen à l’épreuve de la guerre » coorganisée par EuroDéfense-France et l'AA-IHEDN, le 11 janvier 2023, à l'Ecole militaire (75).
Le rôle des militaires et celui des diplomates, sont complémentaires dans la gestion des crises ou des guerres, le premier est dans l’action et le second dans la négociation mais le cadre d’emploi impose des types de collaboration spécifiques. Pour illustrer mon propos je vais me référer à trois situations singulières vécues au cours de ma carrière sur le terrain et au sein des instances européennes.
La première situation renvoie à l’époque où colonel à l’Etat Major des armées j’occupais le poste de conseiller Amérique du Nord/Europe du Chef d’état-major des armées (CEMA), ce qui m’a conduit à suivre de près et parfois à être acteur d’une première tentative de réintégration de la France dans les structures militaires intégrées de l’Otan, quittées en 1967 sur décision du Général de Gaulle.
Tout commença le 5 décembre 1995 par une déclaration du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette, en réalité porte-voix du Président de la République qui surprit tout le monde, y compris le chef d’état-major des armées de l’époque le Général Douin. Cette initiative unilatérale semblait justifiée par le fait que la France avait beaucoup contribué militairement à la résolution de la crise en Bosnie (91-95) finalement confiée à l’Otan par les accords de Dayton alors qu’elle était peu représentée au sein de ses structures de commandement. En substance, la France était prête à abandonner l’idée d’une défense européenne extérieure à l’Otan et pourrait rejoindre la structure militaire de commandement de l’Alliance, à condition que les Européens se voient confier davantage de responsabilités dans cette organisation et puissent développer plus de capacités autonomes. La France était donc prête à un retour conditionnel dans l’Otan militaire.
Cette annonce fut accueillie favorablement par les Américains et généralement par les Alliés européens, même si ces derniers surpris, peu motivés par l’autonomie européenne et craignant de devoir réduire leur représentation dans les hauts postes de la structure militaire pour faire de la place à la France furent rarement d’un grand soutien !
Il s’en suivit dix huit mois de négociations, essentiellement entre les Etats-Unis et la France. Les exigences françaises, quoiqu’atténuées au fur et à mesure des négociations, furent refusées les unes après les autres. Finalement, malgré quelques avancées, comme le retour du CEMA au Comité militaire de l’Otan avec voix délibérative, la négociation s’arrêta après la dissolution de l’Assemblée nationale de 1997 et le gel du dossier par une majorité socialiste défavorable au retour dans l’Otan militaire.
La différence d’approche des autorités américaines et françaises sur ce dossier fut manifeste d’emblée, les Etats-Unis confiant la responsabilité de la négociation aux militaires du Pentagone et en particulier au CEMA (Joint Chief of staff), tandis que les Français donnaient le premier rôle aux diplomates (conseiller diplomatique du Président de la république, ou Sherpa). Pour les Américains, il s’agissait avant tout d’une affaire militaire à incidence politique alors que pour les Français c’était l’inverse. Ainsi malgré ses tentatives réitérées, le Sherpa français ne parvint jamais à impliquer le Sherpa du président Clinton sur le fond, ce dernier se limitant à transmettre des informations. La sensibilité politique du dossier était évidemment beaucoup plus forte côté français que côté américain.
En France, un comité de pilotage (informel) fut créé pour suivre le dossier, piloté directement par l’Élysée en raison de sa sensibilité. Sa composition reflétait la prééminence du diplomate : il comprenait au total sept diplomates : conseillers diplomatiques du Président, du Premier ministre, conseiller diplomatique et directeur des affaires stratégiques du Mindef, ambassadeur représentant la France au Conseil de l’Atlantique Nord (NAC),le Secrétaire général et le directeur de la sous-direction des affaires stratégiques du Quai d’Orsay, pour trois militaires, le chef d’état-major particulier du Président, le CEMA et son conseiller Amérique du Nord/Europe.
Dans cette organisation, les militaires, bien que mis en avant et très sollicités pour trouver des solutions techniques offrant des perspectives de compromis, furent placés sous le contrôle étroit du politique, représenté en l’occurrence par les diplomates. S’identifiant au politique, ces derniers avaient tendance à considérer les militaires comme leurs subordonnés, au point qu’un jour, le CEMA fut « convoqué » pour une mise au point par le sous-directeur des affaires stratégiques du Quai d’Orsay, convocation à laquelle il se contenta logiquement d’envoyer son conseiller, en l’occurrence moi. Au bilan, une sous-estimation par la France des implications militaires de sa démarche politique en amont de sa déclaration publique est sans doute responsable du blocage rapide et de l’échec des négociations.
Un autre aspect du sujet peut être illustré par deux opérations auxquelles j’ai participé : d’une part en Somalie en 1992-1993 (opération ORYX pour la France, Restore Hope pour les Américains) et au Kosovo en 2002-2003.
En ce qui concerne la première opération, lors de mon arrivée au Somalie en décembre 1992, les relations entre militaires et diplomates étaient quasi inexistantes, dans la mesure où le chaos et l’insécurité qui régnaient sur place ne permettaient pas la présence de diplomates. C’est une situation dans laquelle le militaire bien que dépositaire de l’usage de la force se trouve dans l’obligation de conduire ses actions avec diplomatie, alternant mesures contraignantes et dialogue avec les représentants des différentes ethnies et factions. Malheureusement, toute négociation est vaine tant que n’existent pas un intérêt et une volonté de vivre ensemble.
Il en va différemment au Kosovo, où je commandais en second la KFOR de septembre 2002 à fin mars 2003) tout en étant Représentant militaire officiel de la France (REP France).
Le Kosovo était alors sous administration internationale des Nations Unies (MINUK), le pilotage politique étant assuré par un représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU, la KFOR, au titre de l’Otan, étant le bras armé de ce déploiement international, sans qu’il y eût toutefois, de relation de subordination de l’une à l’autre. Pour bien marquer cette absence de subordination, le général commandant la KFOR ne participait pas aux réunions quotidiennes organisées par le représentant spécial de l’ONU, mais il y déléguait son second (moi-même). Dans ce cas, les relations au plus haut niveau étaient parfois délicates.
Il en allait tout autrement dans les fonctions de REP France où j’entretenais d’excellentes relations avec le représentant spécial français au Kosovo (diplomate qui faisait fonction d’ambassadeur, le Kosovo à l’époque n’étant pas indépendant) : notre coopération était très fructueuse, les échanges d’information réguliers et des réunions hebdomadaires étaient organisées où tous les sujets étaient abordés.
Dans mes fonctions de commandant en second (DCOM) de la KFOR, je devais user de diplomatie envers le général commandant le contingent russe qui se trouvait en bordure de l’aéroport de Pristina, qui était sous notre responsabilité. Des déjeuners réguliers permettaient d’aplanir les principales difficultés.
Enfin, soulignons l’exemplarité du comportement du contingent français positionné à Mitrovica, de loin la zone la plus dangereuse et la plus sensible du Kosovo en raison du partage à égalité de la population entre kosovars d’origine serbe et kosovars d’origine albanaise. Il fallait que nos militaires fassent preuve de beaucoup de diplomatie et d’une grande retenue pour s’interposer entre les parties et éviter que les échauffourées dégénèrent en affrontements armés. A cet effet, un dialogue entretenu des militaires avec les principaux responsables politiques qui avaient pu être identifiés des deux côtés, était indispensable pour mieux anticiper les confrontations potentielles. Le fait de représenter la force faisait alors des militaires les interlocuteurs privilégiés des chefs de faction, les diplomates apportant une contribution essentielle par leurs analyses et leurs conseils.
Somme toute, la coopération entre diplomates et militaires français au Kosovo pendant cette période peut être qualifiée d’exemplaire, même si les négociateurs étaient souvent des militaires.
Quant au troisième volet que je voulais mentionner, il concerne la période pendant laquelle je dirigeais l’Etat-major militaire de l’Union européenne entre 2004 et 2007, à la suite d’une élection à l’unanimité par le Comité militaire, mes fonctions précédentes dans le cadre de l’Otan y ayant largement contribué, comme Chef de la Mission Militaire Française auprès du SACEUR puis comme Commandant en second de la KFOR.
Seule entité militaire intégrée multinationale et permanente de l’UE, l’EMUE était alors rattaché au Secrétariat général du Conseil. En qualité de Directeur Général j’étais placé sous l’autorité du haut représentant pour la PESC et la PESD (Javier Solana à l’époque). Mais dans un système intergouvernemental, l’EMUE était également sous le contrôle du Comité militaire de l’Union européenne, lui-même placé par les traités sous l’autorité du Comité politique et de sécurité (COPS).
L’EMUE se situe donc au niveau politico-militaire, avec comme missions (décrites dans les traités) l’alerte précoce, le suivi de situation et la planification stratégique par rapport à des crises susceptibles d’émerger. Seule structure militaire intégrée de l’UE, il a en outre un rôle d’expertise militaire permanente au niveau politique. On mesure donc l’ampleur de sa tâche avec un effectif de 200 personnes (dans un environnement de plusieurs milliers de civils servant tant à la Commission qu’au Secrétariat général du Conseil), et sans commune mesure avec les structures équivalentes de l’Otan (près de 12 000 personnes à l’époque). Il s’agissait donc pour l’EMUE de prouver son utilité et son efficience, et de faire sa place dans un ensemble immense et complexe, confronté en outre aux réticences voire aux obstacles mis par certains pays (Royaume Uni) à sa montée en puissance, (par crainte de faire de l’ombre à l’Otan et d’indisposer nos alliés américains) notamment s’agissant de satisfaire ses besoins en personnel.
Or, le niveau politico-militaire est celui où les actions des militaires ont une résonance politique, ce qui peut engendrer des conflits d’autorité ou d’intérêt avec des cellules où des fonctionnaires, diplomates en général, s’identifiant eux-mêmes aux responsables politiques. L’arrivée de militaires à l’UE constituait en quelque sorte une rupture culturelle et la répartition des rôles entre militaires et civils au sein du Secrétariat général du Conseil (avant la création du SEAE) devait être inventée.
Certaines difficultés relationnelles entre les structures civiles et militaires et entre militaires et diplomates étaient évidentes. Ainsi, lors de réunions du COPS où des fonctionnaires civils ou diplomates relevant de la Direction générale extérieure présentaient des propositions de concepts à caractère militaire - par exemple sur la réaction rapide ou sur la coopération civilo-militaire -, sans en informer préalablement l’EMUE et le Comité militaire.
Cependant, le rôle du DG EMUE a toujours été très important dans la présentation des situations qui justifiaient ou non une intervention de l’UE. Un exemple peut l’illustrer. En janvier 2005, une demande d’intervention de l’UE a été faite dans un courrier officiel, par le Directeur des opérations de maintien de la paix de l’ONU (DPKO) pour déployer une force en République Démocratique du Congo pendant la période précédant les élections présidentielles, pendant laquelle des affrontements étaient redoutés en particulier à Kinshasa . Le COPS était très réticent à satisfaire cette demande, d’autant qu’une mission des Nations Unies la MONUC avait déjà déployé 18 000 soldats sur place. L’envoi de deux missions de reconnaissance de l’EMUE montra le bien-fondé de la demande et convainquit les ambassadeurs de la satisfaire (la MONUC était très peu efficiente et les risques à Kinshasa nécessitaient une force de maintien de l’ordre crédible). Ce faisant, l’EMUE avait joué un rôle du type état-major opérationnel qui débordait largement des missions qui lui étaient dévolues par les traités.
Enfin, il faut rappeler l’efficacité de la cellule civilo-militaire créée au sein de l’EMUE et qui a été mise à contribution dès 2005 dans le cadre d’une mission demandée à l’UE par l’ONU pour consolider l’accord de paix obtenu par le représentant de l’ONU (ATHISARI) à Aceh en Indonésie. Il s’agissait d’une mission théoriquement civile d’observation de cessez-le-feu et de maintien de la paix, mais avec un caractère sécuritaire prononcé. L’EMUE a conduit la planification de l’opération pendant la période estivale. Cette opération a été un réel succès, reconnu en tant que tel par l’ONU, même s’il qui n’a pas fait l’objet de beaucoup de publicité dans les pays européens.
Pour conclure
La coopération est absolument indispensable entre diplomates et militaires dans la gestion des crises de toute nature. Son efficacité implique toutefois une certaine flexibilité dans la répartition des rôles entre eux en fonction des situations, notamment suivant qu’on est en temps de paix ou en opérations. Cette coopération est plus facile en opérations, plus compliquée dans d’autres situations, dans la mesure où le diplomate s’identifie au politique. Le diplomate s’efforce de résoudre les conflits par la négociation, tandis que le militaire est censé les résoudre par la possibilité d’employer la force, la négociation dépendant toujours d’un rapport de forces. Tous deux défendent les intérêts de leur pays (ou de l’organisation dans laquelle ils servent) selon les orientations fixées par leurs dirigeants politiques. Il est donc nécessaire que les deux comprennent la politique et la mettent en œuvre dans leurs champs de compétences respectifs, qui comportent souvent une zone de recouvrement. Dans de nombreux cas, le militaire doit se montrer diplomate afin de ne pas avoir à utiliser la force. Il faut bien sûr que les actes des militaires soient en cohérence avec le discours des diplomates. Mais il n’y a pas de lien de subordination de l’un à l’autre. Ce serait une faute de considérer que les militaires sont incapables de comprendre la politique et de les réduire au rôle de simples exécutants, utilisateurs de systèmes d’armes.
Cette remarque vaut aussi, dans la perspective de la création future (souhaitable) d’une capacité militaire autonome d’action collective des Européens, où la construction des structures de commandement et de forces militaires doit aller de pair avec la structure de commandement politique.
Général (2S) Jean-Paul Perruche (*)
AA46 / CHEM
Ancien directeur général de l’état-major militaire de l’Union européenne à Bruxelles en charge de la mise en œuvre des aspects militaires de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense
Président d'honneur d’EuroDéfense-France
(*) Général de corps d’armée (2S).
Son intervention s’appuie sur plusieurs expériences qui lui ont permis de mesurer la complexité et la variété des relations entre militaires et diplomates : successivement comme conseiller Amérique du Nord/Europe du CEMA et directeur du groupe de pilotage sur la sécurité européenne (1997), comme commandant en second de la KFOR (2002-2003) et enfin comme directeur général de l’État-major de l’UE (2004-2007). Il convient de rappeler que J-P. Perruche a présidé l’association EuroDéfense-France de 2011 à 2016.
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