L'économie bleue en Afrique et la jeunesse africaine
par Patrick Émeriau
Président du Comité Afrique de l’AA‐IHEDN
I. Politique et Économie Bleue en Afrique
Depuis quelques années les discours des autorités politiques et institutionnelles des États africains ayant un littoral s’orientent régulièrement vers l’économie bleue. Ainsi, quelques Chefs d’États africains l’intègrent même dans les plans nationaux de développement 1. Nous ne pouvons que nous en réjouir ! De même, les autorités politiques des autres continents, les institutions supranationales et les bailleurs de fonds déploient bien souvent une stratégie de l’économie bleue pour l’Afrique, ambitions portées sur le continent par les Organisations Intergouvernementales et les Communautés Économiques Régionales, notamment à travers les Objectifs de Développement Durable (ODD). Là aussi nous ne pouvons que nous en réjouir ! C’est ce que pointe également l’Union Africaine (UA) dans son agenda 2063 où l’économie bleue est classée parmi les objectifs et domaines prioritaires. Des actions suivent et des exemples remarquables sont à noter 2, mais hélas encore insuffisants du fait des très nombreuses difficultés faisant obstacle à l’émergence d’une véritable méga filière. Certes, l’engouement des autorités pour le développement de l’économie bleue en Afrique est partagé et collectif. Désormais le plus important est de transformer cette volonté en actes très concrets, d’autant qu’une projection de l’OCDE 3 indique qu’au niveau mondial le chiffre d’affaires des activités liées au monde de la mer devrait doubler pour passer à environ 3 000 milliards d’USD à l’horizon 2030 (dont un tiers pour le pétrole et gaz) ! Aujourd’hui en Afrique, des chercheurs, des universitaires, des entrepreneurs et des opérateurs économiques identifient, imaginent et cherchent à développer ce « nouveau territoire », fédérateur de valeurs environnementales, sociales et économiques, sans oublier de prendre en compte les enjeux sécuritaires majeurs (pêche, trafics illicites, piraterie et brigandage, climat…). Suite à l’émergence de ce récent concept de l’économie bleue en Afrique, à cette prise de conscience des autorités, aux actions et à l’accompagnement financier (qui demeure primordial), nous pourrions penser que cette économie bleue en Afrique vogue vers un destin salvateur pour le continent ou a minima pour les pays ayant un littoral ! En partie oui, mais voilà, le chemin est encore long, très long, et surtout il manque des passagers à bord : la jeunesse africaine !
II. Territoire et Économie Bleue en Afrique
Aussi, cette belle perspective serait parfaite pour un continent très marin. Or, ce n’est pas le cas du continent africain, à quelques exceptions près. Pourtant, la longueur totale des côtes africaines
atteint 42 000 km, un peu plus que la longueur de l’équateur terrestre ! Pratiquement autant que les côtes des États‐Unis d'Amérique et de l’Australie réunis ! 38 pays africains sur les 55 États membres de l’Union Africaine ont des côtes, ont un accès aux océans ou à la mer, c’est indéniable. De même, les lacs africains occupent 240 000 km2 (plus de 400 fois le lac Léman ou « lac de Genève »). Et que dire des eaux territoriales sous juridiction africaine qui représentent 13 millions de km2, avec un plateau continental s’étendant sur 6,5 millions de km2 ! L’économie bleue en Afrique concerne toutes les étendues d’eau, y compris les lacs, les cours d’eau et les nappes souterraines, sans oublier les côtes. Ce vaste territoire maritime, parmi les premiers au monde, certes morcelé du fait des souverainetés étatiques, constitue un capital incroyable pour l’Afrique, une riche opportunité, mais encore trop méconnu des Africains eux‐mêmes, ainsi que de sa jeunesse. S’il s’avère certain que pour les Africains, les océans représentent la pêche, source de vie et de protéines pour 200 millions d’entre eux 4, et des activités commerciales formelles et informelles (plus de 90% des importations et des exportations africaines transit par la mer), ces immenses étendues d’eau salées ont aussi souvent été le vecteur de peurs, de colonisations, d’esclavage, et aujourd’hui encore de la mort des migrants que la mer emporte. Les Africains ont une connaissance limitée de ce territoire marin, et pas toujours positive !
III. La jeunesse africaine, un enjeu majeur !
Nous le savons tous, la population africaine (qui constituera le quart de la population mondiale en 2050) est très majoritairement jeune. Aujourd’hui, ces jeunes de 15 à 24 ans représentent plus de 20%, et tous les jeunes de moins de 24 ans plus de 60% de la population totale. En 2050, l’ONU prévoit 460 millions de jeunes de 15 à 24 ans, avec un taux d’urbanisation de 56%, et majoritairement vers les zones côtières 5 ! Dans un contexte actuel d’extrême pauvreté (pour 46% des Africains) et une croissance exponentielle de la population, on devine aisément la « bombe à retardement » que pourrait représenter une jeunesse africaine démunie et sans emploi ! Les organisations terroristes ou mafieuses, les gangs, le commerce informel dans son ensemble, tous en sont conscients, les jeunes africains désœuvrés (et/ou en recherche de gains faciles) sont une source inépuisable « d’employabilité ». Les gouvernants africains qui ont à gérer l’Afrique d’aujourd’hui et à imaginer et organiser l’Afrique de demain, le savent tout autant ! Et malgré l’horreur que suscite la mort des migrants Africains tentant de rejoindre « l’eldorado européen » (plus de 1700 Africains morts en 2017 en méditerranée 6), la priorité des priorités est bien l’employabilité de la jeunesse ! En Afrique, aujourd’hui, les jeunes Africains n’ont pas le pouvoir, mais ils sont le pouvoir de demain ! Un graphique de la CNUCED pour illustrer, s’il le fallait, l’importance et l’urgence de l’employabilité de la jeunesse africaine : pour réussir la capitalisation sur le fameux dividende démographique souvent évoqué par les économistes !
IV. L’économie bleue pour la jeunesse africaine
Une évidence ! D’un côté nous avons une capacité de développement et d’employabilité en devenir, de l’autre une jeunesse en quête de sens et surtout de revenus décents et pérennes (donc non informels). Il est même admis par le BIT (Bureau International du Travail) que l’esprit d’entreprise est plus développé en Afrique que partout ailleurs. En 2012, par exemple, le pourcentage de jeunes Africains à la tête d’une nouvelle entreprise était significativement plus élevé qu’en Asie ou en Amérique latine 7 ! La jeunesse africaine ne souffre pas d’un manque d’esprit d’entreprise, loin de là, elle a juste besoin d’un accompagnement formel, pragmatique et fort pour canaliser positivement sa formidable énergie. Autre singularité : le numérique (la digitalisation) est l’un des vecteurs clés du mode de communication des jeunes Africains. Ils « pensent » avec le numérique (500 millions d’utilisateurs de smartphone en 2020) 8, et en dehors de l’addiction de beaucoup pour les réseaux sociaux (comme partout ailleurs), quelques‐uns se l'approprient en tant qu'outil de création de valeurs, comme un moyen d’acquérir une liberté économique forte. Économie Bleue + numérique + jeunesse, voilà une formidable équation qui pourrait servir au développement. Qui pourrait, car ce n’est pas le cas aujourd’hui ! En effet, sur le digital la jeunesse africaine avance à grands pas et a beaucoup de capacité d’innovation. Par contre, sur l’économie bleue dans son ensemble, elle a tout à apprendre, malgré les quelques experts existants et à l’économie maritime et portuaire. D’ailleurs, bien souvent l’économie bleue n’est vue qu’à travers le commerce maritime. C’est une erreur qu’il conviendrait de corriger. Dès lors, c’est bien grâce à l’acculturation maritime et aux initiatives conjointes des autorités politiques, des opérateurs économiques, des scientifiques et des universitaires que l’Afrique pourra ouvrir sa jeunesse à l’économie bleue dans son ensemble. Derrière cette incantation, plusieurs actions pourraient être menées. Au plan politique, la priorité est d’intégrer les organisations de la jeunesse, et en priorité celles traitant de l’économie bleue, dans les institutions des organisations continentales (Union Africaine), et régionales (CEDEAO, CEEAC, etc.) traitant de l’économie bleue. À chaque niveau politique, la jeunesse africaine de l’économie bleue doit être représentée pour capter sa forte créativité et son dynamisme. Cette intégration de la jeunesse se concrétise parfois à travers les conseils nationaux de la jeunesse ou les politiques nationales de la jeunesse, mais il s’avère indispensable d’aller beaucoup plus loin : intégrer la jeunesse dans les instances politiques et institutionnelles liées à l’économie bleue dans chaque pays ayant un littoral ou des lacs à forts enjeux de développement. Les pouvoirs en place doivent permettre à la jeunesse de participer et de s’approprier l’économie bleue ! Nous pensons que le déploiement amorcé de la politique de l’économie bleue en Afrique, entre autres par la stratégie AIM 2050 de l’Union Africaine, doit être plus actif et inclusif en s’appuyant sur les organisations de la jeunesse.
Ce sont d’abord ces dispositions politiques qui permettront ensuite de créer des dispositifs ciblés d’acculturation de l’économie bleue, et pour chacune des catégories de la jeunesse africaine (diaspora, universitaires, écoliers (dans les classes maternelles, primaires et secondaires), mais aussi pour les actifs et mêmes les « désœuvrés »…), et ce y compris par les vecteurs que sont les institutions publiques et privées (CCI, fédérations, associations…). Les océans et la mer doivent maintenant évoquer et créer une émotion positive, et plus que tout, des perspectives d’avenir pour toute la jeunesse africaine. Des actions simples pourraient contribuer à cette acculturation. Faire découvrir à la jeunesse les transports et le secteur portuaire bien entendu, mais également la construction navale, la pêche, l’aquaculture et la mariculture, le tourisme, le secteur de l’énergie maritime, le minier, l’hydrographie, les ressources biotiques et la bio prospection, l’importance de la préservation des côtes, le lien avec le commerce, l’autonomie alimentaire, les perspectives des industries chimiques, pharmaceutiques et cosmétiques, la planification de l’espace maritime, etc. Par l’enseignement et les sorties des classes, en permettant aux yeux et aux esprits de la jeunesse de s’ouvrir sur le fabuleux environnement de l’économie bleue : en découvrant les océans, la mer, les lacs, les îles, les estuaires et les lagunes, les marécages, les criques, les plages, les voies navigables intérieures, les rivières, etc. Susciter l’envie d’apprendre et de découvrir concrètement, permettre à la jeunesse de s’approprier l’économie bleue, parce qu’elle y voit un intérêt pragmatique, en l’approchant, et en la sentant du bout des doigts... Tout cet effort d’acculturation de la jeunesse sur l’économie bleue peut avoir plusieurs objectifs, mais le premier d’entre eux, et de loin, reste et doit rester l’emploi. C’est le cœur et la finalité des dispositifs politiques et d’acculturation de la jeunesse : l’emploi ! Alors, parallèlement aux efforts précédents, il faut aussi auditer, identifier et développer des formations pour la création d’emplois spécialisés et à haute intensité de main‐d’œuvre. Essentiellement sur des formations techniques et d’opérateurs, même s’il ne faut pas négliger les autres. En relation avec les opérateurs, elles permettraient d’offrir des emplois décents très rapidement et dans toutes les filières de l’économie bleue. Plus encore, des dispositifs d’accompagnements pour les jeunes entrepreneurs de l’économie bleue seront impérativement à développer. Ce seront eux les recruteurs de demain. Ce seront eux les exemples de demain. Certes ce n’est pas simple et cela demande beaucoup d’efforts de créativité et de financement. Mais l’Afrique a‐t‐elle le choix ? Pas simple, mais « no choice » ! V. Conclusion L’économie bleue n’est pas seulement une opportunité prometteuse pour les jeunes Africains, elle est surtout vitale pour les adultes qu’ils seront demain. Des mesures très importantes doivent être rapidement mises en œuvre : prioritairement l’inclusion des jeunes dans les politiques et les décisions des autorités sur ce sujet. L’objectif suprême est de leur créer des emplois. Les autorités nationales et supranationales en sont conscientes ! Aussi ne faut‐il pas manquer cette impérieuse obligation d’inclure et d’acculturer la jeunesse. Dans le cas contraire, cela pourrait conduire à des conséquences destructrices pour l’Afrique. En Afrique, aujourd’hui, les jeunes Africains n’ont pas le pouvoir, mais ils sont le pouvoir de demain !
1 Par ordre alphabétique, et sans exhaustivité : Afrique du Sud, Cote d’Ivoire, Gabon, Kenya, Madagascar, Sénégal, Seychelles, Togo… Une mention spéciale pour le Togo qui, avec seulement 56 km de littoral (le 37e littoral sur les 38 pays africains littoraux), a une forte stratégie de développement de la logistique maritime et de son continuum terrestre. Le port de Lomé est très dynamique et devient un modèle dans la région et même au‐delà.
2 L'économie bleue en Afrique ‐ Guide Pratique ‐ Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique
3 OCDE ‐ L’économie de la mer en 2030 ‐ publié le 18 mai 2017
4 FAO ‐ Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture ‐ La pêche dans les zones arides d’Afrique subsaharienne – 2017
5 https://population.un.org/wpp/
6 HCR ‐ Desperate Journeys ‐ January 2017 ‐ March 2018
7 Bureau International du Travail – Rapport du directeur général – 13e réunion régionale 2015
8 ONU, Banque Mondiale, Roland Berger, AFD ‐ 2018
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