Retour sur l'intervention de Madame Chantal Delsol du 24 juin 2019
Compte rendu de l’intervention de Madame Chantal Delsol
Philosophe, membre de l’Institut (Académie des Sciences morales et politiques)
Sur « la démocratie dans l’adversité »
En vous parlant de la démocratie, je vais vous présenter quelques-unes des adversités qu’elle rencontre, sans prétendre donner les remèdes mais ces derniers ne sont pas loin. Du moins, on peut en débattre. Tout d’abord, avant les «Lumières », il n’y a pas de démocraties en Europe. Elles se créent en Amérique à la fin du XVIIIème siècle puis en Europe sur la ruine des monarchies et c’est un choc considérable qui suscite cet ouvrage extraordinaire de Tocqueville sur la démocratie en Amérique. Les démocraties sont finalement très récentes (environ deux siècles). Elles vont se développer, censitaires, tout au long du XIXème siècle. La période entre les deux Guerres mondiales connaît une critique très forte des démocraties parlementaires, corrompues et déliquescentes. Toute une élite se prononce alors pour l’établissement de « bonnes » dictatures. Mais vous savez qu’il ne peut exister de bonne dictature, ce qui est remarquablement exprimé par la célèbre formule de Churchill : « La démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres ».
C’est admis par tous aujourd’hui sauf peut être par les jeunes de moins de 30 ans.
La difficulté est qu’aujourd’hui quand une démocratie ne fonctionne pas, on n’a plus d’alternative, puisque la dictature est totalement discréditée.
Pourquoi la démocratie fonctionne-t-elle mal ?
L’objet a été très abîmé. Les dictatures fascistes n’ont pas duré longtemps. Le nazisme a duré douze ans. Les totalitarismes communistes ont été plus longs (jusqu’à 70 ans). On a réussi à faire croire qu’il y avait à l’est du Mur de Berlin des démocraties populaires, ce qui est une forme d’injure suprême. L’Allemagne de l’Est osait se dire démocratique. Après 1989, ces démocraties populaires ont laissé des désastres derrière elles. Cela a laissé, au tournant du siècle, une ferveur démocratique considérable. Il était devenu impossible de nuancer les louanges à la démocratie, de dire que l’on n’était pas démocrate. Fukuyama écrit alors : «la démocratie est la fin de l’Histoire ». C’est un aveuglement total car il n’existe pas de régime irremplaçable. La fin de l’Histoire n’existe pas. Elle n’est pas entre nos mains. Le début du XXIème siècle voit les choses changer avec de graves accusations contre la démocratie, plus graves que celles des années 30. Il était possible alors de lutter contre la corruption et l’option d’une bonne dictature était à tester.
La démocratie a perdu aujourd’hui son aura et se pose le problème des populismes, ce qui est angoissant. La démocratie a été dévoyée par sa radicalisation idéologique. On s’en est saisi comme d’un concept à tout faire. Au XXème siècle, avec une apogée en 1968, on a voulu la démocratisation de tout, selon la formule du philosophe John Dewey : La démocratie ne fonctionne pas parce qu’il n’y en a pas assez, comme aujourd’hui certains disent : « si l ‘Europe marche mal, il faut plus d’Europe ».
Il fallait, selon cette thèse, la déployer alors dans l’armée, les universités, les partis, les syndicats, les familles, les écoles.
La démocratie est faite pour les sociétés civiles. C’est important. Elle n’est pas faite pour les sociétés particulières ou institutions internes à la société civile. Ces sociétés particulières se donnent des finalités lors de leur création. Si vous adhérez, vous ne pouvez contester ces finalités mais vous pouvez changer d’institution (de syndicat, de parti, de religion). Si la discipline de l’armée ne vous convient pas, vous démissionnez.
Mais on ne choisit pas en revanche d’appartenir à la société civile, on y appartient de naissance et c’est difficile d’en changer. Né Français vous ne pouvez devenir suisse facilement. Dans une société civile, les citoyens peuvent se réunir pour définir des finalités. Ils peuvent choisir par exemple entre le socialisme et le libéralisme.
A la fin du XXème siècle on a essayé de faire de la démocratie une sorte d’idéologie. Ceci a bien été décrit par le tchèque Vàclav Havel, sorti de prison pour devenir président de son pays. Celui-ci est venu expliquer à l’Académie des sciences morales et politiques, le 24 octobre 1992, qu’il venait juste de comprendre que la démocratie était un régime imparfait, système imparfait pour un humain imparfait. Je le cite :
« J’avais du mal à me résigner à ce que la politique soit un processus sans fin, comme l’Histoire avec un grand H, un processus qui ne permet jamais de dire : c’est fini, nous avons tout ce qu’il nous faut. Je constatais avec effroi que mon impatience pour rétablir la démocratie avait quelque chose de communiste. J’ai voulu faire comme un enfant qui tire sur une plante pour la faire pousser ».
En quelque sorte il avait enlevé les contenus du communisme, mais gardé les formes. Autrement dit, il ne faut pas imaginer la démocratie comme un système qui va apporter la perfection. Aucun régime n’est immortel, et nous constatons un certain nombre de défauts, de mauvaises compréhensions de la démocratie.
Cela se passe de la manière suivante. Nous nous apercevons qu’il y a près de nous un dictateur, ce qui nous apparaît comme insupportable, nous lui faisons la guerre, la gagnons et arrivons avec la démocratie, comme une clef anglaise, qu’ il suffit d’appliquer pour que tout soit parfait.
Nous nous rendons compte que cela ne fonctionne pas, parce que la démocratie est une culture. Comme une forêt qui met des siècles à pousser, elle doit s’implanter dans une société qui lui est culturellement propice.
C’est ce qui s’est passé en Europe au XIXème siècle. La démocratie s’y est implantée, avec beaucoup de difficultés, sur une culture que je qualifierais de libérale, mot qui peut se discuter. Disons sur une certaine habitude de la liberté de penser, de débattre, de l’éducation, de la recherche, de culte. Voyez les guerres de religion, cette dernière liberté a mis du temps à s’installer
On peut donner le droit de vote mais s’il n’y pas de pluralisme, les citoyens peuvent élire n’importe qui, un imam fou, un tyran.
La liberté s’apprend.
Dans le monde, les démocraties en développement, les régimes que l’on a prétendus en voie de démocratisation, ou qui ont échoué à devenir des démocraties, qui ne respectent pas ces libertés fondamentales, sont dites illibéraux. La Turquie en est un excellent exemple. Il vient d’y avoir dans la capitale un vote pro démocratique des élites urbaines mais le régime reste illibéral. Je ne dis pas que c’est définitif, les choses avancent dans l’ordre, à leur pas. C’est aussi vrai pour l’Egypte, ou la Libye en pleine guerre civile.
Il faut que certaines conditions soient réunies pour que la démocratie fonctionne.
Mais ce qui nous concerne plus ce sont les démocraties en Europe comme la Pologne et la Hongrie. Je n’aime pas le terme populiste, qui est injurieux. Personne ne se dit populiste. Le terme n’est pas assumé. La dénomination « illibéral » l’est.
Dans ces pays les personnes qui gouvernent pensent que la liberté a certaines limites, qu’on ne lui donne pas en Occident.
En France, les enfants apprennent dés l’Ecole la formule datant de la Révolution :
« ma liberté s’arrête là où commence celle des autres ».
Cela veut dire que chacun peut déployer ses désirs et ses volontés tant qu’il n’affronte pas la volonté des autres. Nous sommes pour ainsi dire des forces inertielles. Rien ne doit arrêter nos libertés, qu’elles soient de nature technique, sociétale, économique, transhumaniste, tant qu’elles ne rencontrent pas une force contraire.
Dans les pays illibéraux se développe un certain conservatisme, assumé, avec une définition de la liberté qui est intérieure, qui s’arrête lorsque je me donne une responsabilité. C’est une capacité à l’autolimitation qui fixe les limites. C’est une force qui est habitée par la notion de limite. C’est très différent. Cela ouvre la porte à la limitation de la liberté de circuler (immigration), cela touche à la souveraineté de l’Etat, à la liberté de fonder une famille (tout le « sociétal »). C’est une remise en cause du postmodernisme.
Les démocraties occidentales contemporaines mettent bien des limites à la liberté, mais qui ne concernent que la santé et la protection de la nature. Les « populistes » et les démocraties illibérales contestent ces choix en considérant qu’il y a plus de limites. C’est très clair par exemple chez les électeurs de monsieur Trump.
Se crée ainsi une sorte de guerre entre modernes et anti modernes. Les deux camps sont organisés autour de classes sociales : les peuples d’un côté et les élites de l’autre, de manière assez horrible. Chaque camp peut mettre en cause la démocratie. Les peuples sont accusés d’être antidémocrates en restreignant les libertés. Les élites se tournent vers des technocraties, et limitent les libertés par d’autres biais, par exemple lorsque le peuple vote mal. Elles obtiennent le résultat recherché par des moyens détournés.
Un combat à la loyale, argumenté, intelligent, pourrait avoir lieu, comme à la fin du XXème siècle entre libéraux et socialistes. Mais la lutte des classes est obscène. On se jette des insultes : « vous êtes arrogants, ou stupides ».
Le président Clinton dit « vous êtes un panier de gens déplorables », ce qui est choquant. Il faut lire les livres de Thomas Frank, qui expliquent très bien ce phénomène.
Pour finir je voudrais évoquer un problème dont on parle peu, celui de la civilité.
Il faut lire aussi « la mort des démocraties », de Steven Levitsky et Daniel Ziblat, chez CALMAN LEVY. Les auteurs posent la question : « A partir de quand faut-il avoir peur des démocraties populistes?», en définissant des signaux d’alerte.
Ainsi redécouper des circonscriptions électorales serait populiste. Serait populiste celui qui injurie ses adversaires, ou celui qui place ses affidés dans les médias. Mais tout le monde fait cela.
Le gouvernement populiste est en fait celui qui a un comportement contraire aux usages.
Un exemple : Victor Orban adore les affiches. Sur une d’entre elles était écrit : c’est chez les Africains qu’il y a le plus de viols. C’est vraiment choquant. Orban perd d’ailleurs l’intelligentsia qui le soutenait, pour cela et pas pour ses réformes. Il y a des choses qu’on ne dit pas.
La démocratie consiste aussi dans le développement de la pudeur. L’avancée civilisatrice de la démocratie signifie que certaines choses outrageantes doivent être tues. C’est de là que vient le mot obscène : hors de la scène. Taire les choses déplaisantes touche à la morale et à la charité, surtout quand cela concerne les autres. Des êtres humains très incultes peuvent être fortement civilisés, parce qu’ils pratiquent la charité.
Les élites confondent souvent civilité et esthétique (politesse et chic). C’est pourquoi elles écartent le vulgaire et l’obscène. Dans les pays communistes, l’opposition est venue souvent du fait que tout y était laid et vulgaire.
Chez les anciens Grecs, il arrivait que la démocratie perde pied et soit remplacée par la tyrannie. Pour éviter cela, les Grecs avaient inventé l’ostracisme. Tous les ans, sur l’Agora, ils choisissaient la personne dangereuse pour la démocratie. Cette personne était chassée de la ville dès qu’elle avait plus de 50% des voix contre elle. C’était injuste, propice à la délation mais mieux que d’avoir un tyran.
Et le critère de choix d’un futur tyran, c’était l’incivilité. Plutarque cite par exemple la caille qui s’était échappée du manteau d’Alcibiade à l’Assemblée. C’était de l’arrogance vis-à-vis du peuple assemblé. Celui qui sort des normes est accusé de prétendre à la tyrannie.
La crainte de voir disparaître la démocratie à cause de l’incivilité reste vive. On n’en parle pas assez. Trump en est le meilleur exemple. Il provoque volontairement mais il fait peur.
En conclusion, je voulais montrer qu’il y a des mœurs démocratiques.
Je voudrais remercier Nathalie de Kaniv grâce à qui je suis ici ce soir, avec qui j’écris un livre sur les pays d’Europe centrale, des pays que j’aime, qui défendent une autre modernité, avec des limites. Le post modernisme est la fin de toute limite. Tout est possible tant qu’on ne rencontre pas une autre volonté. C’est la liberté révolutionnaire.
Questions : Est-ce que les médias ne poussent pas la démocratie vers la démagogie ?
C’est un danger lorsque les démocraties sont trop centralisées. L’élection présidentielle au suffrage universel, rare, est propice au déchaînement médiatique. Ce n’est pas le cas de l’élection d’un maire dans une petite ville où tout le monde se connaît. L’influence de la presse est moindre. C’est pourquoi je suis fédéraliste et décentralisatrice, pas du tout jacobine ou colbertiste. Le fédéralisme est le régime dans lequel les perversions démocratiques ont le moins de chances de se développer.
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