ARTICLE. Etude sur l'Océan Indien par JP. Numa (AA70)
Océan Indien :
Etude géopolitique et stratégique des flux maritimes,
Risques et menaces
***
La France bénéficie de la deuxième Zone économique exclusive du monde mais persiste à méconnaitre les enjeux géopolitiques et stratégiques des mers et océans. Cette étude transversale de l’océan Indien met en lumière les axes, corrélés ou non, de diffusion des risques, menaces et dangers présents et pouvant s’étendre au-delà via les flux maritimes qui le traversent. Cet article est illustré d’une carte réalisée par Charlotte Bezamat-Mantes.
L’OCEAN INDIEN est le théâtre d’influences géopolitiques, de confrontations stratégiques et de revendications de souveraineté, tant sur terre qu’en mer.
D’un point de vue géographique, l’océan Indien est un espace bien déterminé, même si du point de vue cartographique nous avons tendance à en exclure l’Australie qui le borde à l’Est via une bande côtière pourtant pourvue de capacités portuaires parmi les plus importantes au monde.
Jean-Pierre Pinot précise que : « La limite orientale de l’océan Indien entre l’Insulinde et l’Australie va de Selaroe (la plus méridionale des îles Tanimbar) au cap Don (au nord-est de l’île Melville), si l’on considère la mer d’Arafura et le golfe de Carpentarie comme des mers bordières du Pacifique. Sa limite méridionale joint le cap Naturaliste, au sud-ouest de l’Australie, au cap des Aiguilles, en Afrique du Sud ;(…) » [1]. [2]
Comme le montre le déploiement de la mission Jeanne d’Arc 2017 menée par la Marine nationale française, [3] la profondeur stratégique de l’océan Indien trouve son prolongement en mer de Chine.
Cet océan a la particularité d’être bordé par de nombreux pays aux histoires et civilisations très différentes, tout en concentrant la majeure partie des échanges commerciaux internationaux. C’est notamment pour cette raison que certains pays y sont présents sans avoir de proximité territoriale.
Du point de vue économique, les routes maritimes les plus importantes en densité de trafic aujourd’hui restent celles qui relient la Chine au Moyen Orient, à l’Europe et aux États-Unis.
Du point de vue humanitaire et sanitaire de nombreux pays qui bordent cet océan sont dépourvus de toute infrastructure sanitaire viable et dépendent en majeure partie de l’aide internationale. C’est le cas de Madagascar par exemple. Certains pays voient réapparaitre des pathologies qui avaient été éradiquées de la planète telles que le choléra au Yémen ou au Bangladesh et la peste à Madagascar.
La question environnementale est également au cœur des préoccupations locales. La part des populations n’ayant pas accès à l’eau potable reste très importante dans cette région du monde (cf. carte). Ce fait est responsable des diarrhées infantiles qui restent la première cause de mortalité des enfants dans le monde.
Les terres agricoles achetées en masse en Afrique de l’Est par certains pays tels que l’Inde, la Chine et la Thaïlande et leur exploitation en monoculture créent des zones de stress hydrique [4] [5] potentielles qui se rajoutent à celles existantes. Le climat a également beaucoup évolué, provoquant des déséquilibres dans certains écosystèmes. Madagascar et sa biodiversité endémique en est un exemple flagrant.
Sur le plan économique cette zone d’échange représente un enjeu majeur dans bien des domaines. Les hydrocarbures sont l’évidence : 90% des importations japonaises en hydrocarbures passent par le détroit de Malacca. Désormais les terres agricoles d’Afrique de l’Est sont devenues l’un des principaux investissements des deux grandes puissances commerciales qui s’y livrent une lutte d’influence : la Chine et l’Inde.
L’Australie qui est l’un des leaders de l’exploitation de minerais dans le monde, et dont l’agriculture s’exporte très bien, est le premier partenaire économique de la Chine. L’Afrique du Sud, seul État africain membre du G20, dont le principal partenaire commercial est l’Union européenne s’investit dans des partenariats sud-sud (BRICS) afin de pallier les faibles rendements de son économie.
Ces quatre États dont trois bordent l’océan Indien doivent relever les impérieux défis que représentent leurs approvisionnements en énergie, eau et alimentation.
Ainsi de nombreuses questions se posent au sujet de l’océan Indien.
Quelle est la place des risques et menaces sanitaires, humanitaires, environnementaux ou économiques dans l’échelle des thèmes de sécurité identifiés en océan Indien et quels sont leurs points communs et particularités ?
Existe-t-il des corrélations entre les flux maritimes et l’apparition puis la dissémination des menaces dans cette zone ?
En quoi les conflits sont-ils liés aux menaces pesant sur l’environnement humanitaire et sanitaire des populations riveraines de l’océan Indien ?
Il s’agira ici de mettre en lumière les axes, corrélés ou non, de diffusion des risques, menaces et dangers présents dans l’océan Indien et pouvant s’étendre au-delà via les flux maritimes qui le traversent.
Les risques sanitaires et humanitaires
La notion d’accessibilité aux soins et/ou à la santé est toujours discutée par les scientifiques du fait qu’elle englobe des approches économiques, géographiques voire sociologiques très variées. La plupart des spécialistes des politiques sanitaires font référence à une notion de géographie de la santé très attachée aux ressources des populations étudiées : le niveau d’accès et la qualité des soins dépendent des moyens et ressources des populations concernées.
Alors de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque l’accessibilité aux soins ? La définition qui se rapproche le mieux du sujet que l’on évoque ici est certainement celle d’Henri Picheral dans son Dictionnaire raisonné de géographie de la santé : « C’est la capacité matérielle d’accéder aux ressources sanitaires et aux services de santé, elle présente au moins deux dimensions : matérielle et sociale. L’accessibilité traduit la possibilité de recourir aux prestataires de soins et n’a donc qu’une valeur potentielle (desserte). Surtout fonction du couple distance / temps donc de la proximité ou de l’éloignement du cabinet médical, de l’établissement de soins et de la longueur du trajet à effectuer. Indicateur social (inégalités) et indicateur de santé fréquemment utilisés, l’accessibilité est une condition de l’accès aux soins mais ne détermine pas à elle seule le recours aux soins effectifs (c’est-à-dire l’utilisation effective du système). L’accessibilité se dit aussi de la possibilité financière de recourir à des services de santé (couverture, assurance sociale) ou à une innovation médicale (pratique, technique, équipement, diffusion). La plus grande accessibilité est ainsi un des objectifs premiers de tout système de santé dans sa dimension sociale (équité). Dans les deux cas, l’accessibilité est maintenant considérée comme un déterminant de santé et un éventuel facteur de risque ». [6]
En effet, sur l’ensemble de la zone de l’océan Indien les disparités d’accès aux soins sont sans commune mesure les unes avec les autres et présentent de nombreux facteurs de risques sanitaires pouvant donner lieu à une évolution pandémique. L’exemple malgache démontre combien l’environnement sanitaire et l’accessibilité aux soins jouent un rôle déterminant dans l’évaluation des risques socio-économiques dans cette zone. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) [7] : « Des épidémies de peste se sont produites en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud mais, depuis les années 1990, on a observé la plupart des cas humains en Afrique. Les trois principaux pays d’endémie sont Madagascar, la République démocratique du Congo et le Pérou ».
En 2015, l’Organisation internationale du travail (OIT) rédige un rapport stipulant que 90% de la population Malgache n’a pas accès aux soins faute de moyens et il est bien entendu que la pauvreté est un facteur aggravant de l’instabilité sociale et politique.
Déjà en 2011, le rapporteur spécial des Nations unies indiquait que 76,5% de la population malgache vivait sous le seuil de pauvreté même si les gouvernements malgaches et les institutions financières internationales ont axé leur politique économique à Madagascar depuis vingt ans sur le développement du secteur minier extractif.
Il faut admettre qu’en terme de retombées sur les populations locales, le financement des industries d’extraction minière est un échec. Si une partie de la population bénéficie d’emplois, une large majorité reste à l’écart, privée des infrastructures nécessaires à « l’éradication de la pauvreté, le développement durable et l’intégration progressive de ces pays dans l’économie mondiale » [8].
De plus, plusieurs accidents environnementaux [9] [10](ajoutés à la pollution des industries minières) ont contribué à la détérioration de l’environnement, suscitant ainsi l’exaspération des populations [11].
D’autres secteurs participent également à l’instabilité sociale du pays, et notamment celui de l’agroalimentaire comme le démontre le sujet de l’accaparement des terres.
La société Daewoo Logistics par exemple avait pour projet la location de 1,3 million d’hectares de terres sans compensation financière pour les populations locales concernées mais avec des promesses de créations d’emplois et d’investissements en infrastructures.
Les populations locales qui ne peuvent plus accéder à leurs terres à la suite de la signature de ce type d’accord se retrouvent souvent à travailler sur ces mêmes terres comme saisonniers dans des conditions précaires, voire contraintes de quitter leur village pour travailler ailleurs.
La pression sociale exercée par certaines multinationales sur les populations conduisent parfois celles-ci à la grève, voire à la rébellion comme le démontre l’attaque et le pillage en décembre 2014 d’une usine chinoise de fabrication de sucre située à Morondava [12].
L’instabilité politique, la corruption au niveau local, la détention du pouvoir économique par des intérêts étrangers ajoutées à la pauvreté et l’insalubrité de certaines régions de l’île ne font qu’aggraver les risques sociaux-politiques.
L’exemple Malgache met en évidence la corrélation entre l’accès aux soins et le risque de déstabilisation socio-politique. Il peut être reproduit sur la quasi-totalité du pourtour de l’océan Indien depuis Madagascar jusqu’à l’Indonésie en passant par l’Inde.
Ces trois pays sont concernés par une maladie que l’on pensait disparue : la peste qui (selon l’OMS) « est une zoonose bactérienne, due à Yersinia pestis, que l’on trouve habituellement chez les petits mammifères et les puces qui les parasitent. Elle se transmet d’un animal à l’autre par les puces. L’être humain peut être contaminé par les piqûres de puces infectées, par contact direct avec des matières infectieuses ou par inhalation ».
Cette zoonose est présente sur tous les continents sauf l’Océanie. Il y a un risque de peste humaine dès qu’il y a coexistence d’un foyer naturel (bactérie, réservoir animal et vecteur) et d’une population humaine.
On observe que de 2010 à 2015, on a enregistré 3 248 cas dans le monde, dont 584 décès. Ainsi, et malgré le fait que l’on puisse ajouter le choléra et bien d’autres risques sanitaires persistants dans la zone océan Indien, ces risques y sont relativement contenus et ne deviennent des menaces que très localement et de manière épisodique.
Ces risques peuvent se transformer en menaces dès lors qu’ils sont accompagnés de conflits avec déplacement de population comme c’est le cas actuellement en Birmanie.
En effet, les chiffres des déplacements de population Rohingyas depuis la Birmanie vers le Bangladesh sonnent une première alarme : 260 000 à plus de 300 000 réfugiés selon les estimations de l’ONU représentent un risque sanitaire majeur et un défi humanitaire et environnemental conséquent pour le Bangladesh.
Criminalité et flux commerciaux
En termes de flux commerciaux et de voies maritimes, l’océan Indien est un espace pivot pour les échanges internationaux. Il faut considérer cet espace comme un enjeu économique majeur invitant soit au consensus, soit à la confrontation. Si confrontation il y a, ce n’est jamais au détriment du commerce international dont la garantie des flux contraint l’ensemble de la communauté internationale.
L’océan Indien abrite 25% du trafic maritime international [13]. Avec le transit de 75% de ses exportations via cet espace, l’Union européenne a fait de la sécurisation de ses voies d’approvisionnement un enjeu majeur. En témoigne la mise en place de l’opération Atalante débutée en 2008 qui lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden.
De même 70% des hydrocarbures du Moyen-Orient affluent désormais vers l’Asie [14] via les routes maritimes reliant le détroit d’Ormuz à celui de Malacca. Ils représentent les flux maritimes les plus denses au monde.
Avec 39% des échanges maritimes de pétrole et 33% de ceux de gaz naturel liquéfié (GNL), le détroit d’Ormuz est d’une importance capitale pour les importations d’hydrocarbures, essentiellement à destination des économies asiatiques (70% du pétrole, 20% du GNL). La contrainte est plus faible pour l’Europe et les États-Unis même si du point de vue stratégique toute restriction de passage aurait de lourdes conséquences sur le prix du brut. [15]
Le Canal de Suez vis-à-vis du pétrole représente 7% de l’activité maritime mondiale [16]. Ce canal est la voie principale des échanges pour les conteneurs de GNL (gaz d’importation maritime) [17].
Le détroit de Malacca [18] est un long passage maritime de 800 km, deux fois plus petit que la mer Rouge, par lequel transite l’essentiel du commerce en direction de l’Asie. L’Extrême-Orient en dépend en très grande partie pour son pétrole, son gaz, son fer et ses échanges conteneurisé. Plus de 80 000 passages par an et une saturation probable autour de 100 000.
La seule alternative au détroit de Malacca est l’usage des détroits indonésiens de Lombok et de Malakasar déjà empruntés par le fer australien. [19]
La Chine est tributaire du détroit de Malacca pour ses approvisionnements de l’ordre de 100% du soja importé, 90% du pétrole, 40% du fer et 40% du gaz. Le volume du trafic pétrolier pour la Chine, le Japon, Taiwan et la Corée du Sud s’élève à 450 Mt par an [20].
L’axe entre le canal de Suez et le détroit de Malacca est la zone de trafic maritime le plus dense au monde. Les actes de piraterie dans le golfe d’Aden et la mer d’Arabie ont démontré combien la question de la sécurisation des voies d’approvisionnement était cruciale pour l’ensemble de la communauté internationale et pas seulement pour les économies asiatiques.
Environ 200 Mt de pétrole transitent vers l’Amérique et l’Europe via deux routes, la Mer Rouge ou le canal du Mozambique puis le Cap de Bonne-Espérance [21]. [22]
Le canal du Mozambique [23] voit transiter 30% de la production mondiale de pétrole [24], et les échanges de matières premières minérales entre la Chine (entre autres) et l’Afrique de l’Est vont s’intensifier. De plus, de récentes explorations dans le canal du Mozambique ont permises de révéler la présence d’importantes réserves d’hydrocarbures.
Du côté du canal du Mozambique, la stratégie française concernant ses possessions [25] consiste à en faire des plateformes de coopération régionale en réorganisant les routes maritimes du canal.
La pêche et la protection du patrimoine biologique et archéologique, la surveillance de la criminalité dans ces zones sont également des enjeux majeurs pour la France et l’Union européenne [26].
Toutefois c’est l’exercice de la souveraineté dans cette zone qui représente l’enjeu principal pour la France qui y possède des territoires contestés : « Les îles Éparses ».
S’il fallait tracer un triangle depuis les détroits de Bab El Mandeb jusqu’à celui de Malacca et enfin jusqu’au canal du Mozambique, leur point commun au niveau sûreté/sécurité serait sans conteste la criminalité organisée qu’il s’agisse de piraterie, mais également de trafic d’êtres humains, d’armes, de drogues et de matières premières précieuses.
Au niveau de la Corne de l’Afrique, la prédation maritime constitue encore une réelle menace depuis les côtes somaliennes sur toute la côté Nord-Ouest de l’océan indien : Tanzanie, Kenya, Somalie, Yémen et Sultanat d’Oman. La mer Rouge, le golfe Persique et la bande maritime allant des Comores au Pakistan en passant par les Seychelles sont également sous le coup de risques d’actes de piraterie malgré le déploiement de nombreuses missions militaires internationales depuis l’opération Atalante. Les opérations militaires de la communauté internationale n’ont fait que repousser les actes de piraterie en les éloignant des détroits de Suez et Bab El Mandeb.
« Récemment la CMA CGM a demandé l’établissement d’une protection analogue à celle effectuée dans le golfe d’Aden par la coalition menée à l’époque par l’Union européenne pour la desserte de Mombasa, preuve partielle de la pression qui peut s’exercer sur ces ports. » [27] [28]
Outre le golfe du Bengale (Inde, Bengladesh, Birmanie), l’Asie du Sud-Est doit également faire face à la piraterie dans deux principales zones : le détroit de Malacca et la mer de Chine méridionale, étendue dont la souveraineté sur les Zones Economiques Exclusives (ZEE) est disputée par la Chine, Taïwan, le Vietnam, la Malaisie, l’Indonésie, les Philippines et le Brunei.
« L’année 2000 a été la pire année rencontrée par les compagnies maritimes et équipages opérant en Asie du Sud-Est avec pas moins de 75 attaques dans le détroit de Malacca et 119 ailleurs au large de l’Indonésie. » [29] L’intervention de Singapour pour juguler le phénomène a clairement permis un infléchissement de la piraterie dans le détroit de Malacca. Néanmoins, au regard des statistiques du BMI de 2014, le problème s’est déplacé plus à l’Est, dans le détroit de Singapour et en Indonésie.
Pour ce qui concerne la zone sud-ouest de l’océan Indien englobant Madagascar et le canal du Mozambique, outre les actes de piraterie la criminalité transnationale concerne essentiellement le trafic de bois et pierres précieux et d’êtres humains.
Profondeurs stratégiques, zones de conflits et accès à l’eau
Ce n’est pas une découverte, l’accès à l’eau potable est indispensable au développement des populations.
« 768 millions d’humains n’ont pas accès à une source d’eau améliorée, c’est-à-dire un point d’approvisionnement qui ne soit pas partagé avec des animaux et 3,5 milliards de personnes sont privées du droit à l’eau : c’est l’autre indicateur retenu par l’ONU pour estimer cette fois la proportion de gens qui ne bénéficient pas d’une eau sûre, propre, accessible et abordable ». [30]
Environ 1,2 milliard de personnes vivent dans des zones où l’eau est physiquement rare [31]
D’ici 2025, plus de la moitié de la population mondiale vivra dans des régions soumises au stress hydrique. [32]
« En vingt ans, le nombre de personnes ayant accès à « un point d’eau potable amélioré » a augmenté de 2,3 milliards » [33] ; cependant la consommation d’eau non potable reste un facteur de propagation de nombreuses maladies et de mortalité élevée. [34]
La conjugaison de facteurs démographiques provoquant une augmentation de la demande alimentaire et donc des besoins en eau de l’agriculture, de facteurs économiques tels que l’urbanisation et l’industrialisation et de facteurs environnementaux tels que les variations climatiques, la pollution et l’épuisement des sols aggravent le phénomène de pénurie d’eau dans les zones arides et semi-arides qui entourent l’océan Indien.
Si la hausse du revenu par habitant dans les pays émergents permet une amélioration du niveau de vie de certains d’entre eux, elle provoque également une forte croissance de la demande en produits alimentaires et en énergies pouvant affecter le rendement des terres arables et affecter les ressources en eau.
La croissance démographique associée aux changements climatiques pèse sur la demande en produits agricoles et par conséquent sur les besoins en eau provoquant des déséquilibres alimentaires propices aux catastrophes humanitaires voire aux conflits armés dans certaines régions pour le contrôle des terres arables. En effet, les besoins en eau de l’industrie agroalimentaire et de l’industrie énergétique sont considérables et créent des zones de stress hydrique dans des régions où l’eau abonde (Inde et Bangladesh).
Il est donc envisageable d’estimer que la croissance démographique et la croissance de la demande en ressources énergétiques associée à celle des ressources agroalimentaires provoquent une hausse des prix des produits agricoles et par voie de conséquence des déséquilibres alimentaires conduisant certains pays à acheter ou à louer des terres arables en Afrique de l’Est (Chine, Thaïlande, Corée du Sud).
Un rapport de l’International Food Policy Research Institute [35] estime que les changements climatiques prévus au regard des hypothèses citées plus haut amèneraient les disponibilités en calories dans les régions en développement à un niveau inférieur aux années 2000, augmentant de 20% la mortalité infantile dans ces mêmes régions.
Or, la théorie de Peter Gleick [36] concernant l’emploi des ressources naturelles comme une arme reste valable encore aujourd’hui. Ce qui laisse présager de nouvelles sources de conflits dans les régions disposants de terres arables.
Les conflits armés sont nombreux autour de l’océan Indien. La présence des marines de guerre de la plupart des pays de la société internationale, qui y opèrent depuis l’opération Atalante au large de la Somalie, y exacerbent les tensions.
L’océan Indien constitue un espace géostratégique potentiellement explosif. En raison des flux maritimes qui le traversent et de la confrontation des influences chinoise et indienne qui s’y expriment, et en raison des tensions géostratégiques diverses auxquelles font face les pays qui l’entourent.
Les intérêts en jeu dans cet espace ont rendu sa situation stratégique complexe. Le positionnement des États-Unis en tant que puissance stabilisatrice dans la région est contesté et Washington éprouve le plus grand mal à gérer ses relations diplomatiques et militaires dans la région et à y défendre ses intérêts. [37]
C’est pourquoi les États-Unis ont misé sur leurs alliés européens, australiens et indiens pour assurer la sécurité et la souveraineté des routes maritimes qui sillonnent l’océan Indien, ses détroits et canaux. Le récent rapprochement entre les États-Unis et l’Inde témoigne de la volonté des États-Unis d’appuyer leur leadership sur des coopérations régionales pluri-centralisées et dans des environnements intégrés.
L’Australie, l’autre partenaire majeur des États-Unis dans sa confrontation avec la Chine dans l’océan Indien mais aussi en Asie-Pacifique, a longtemps considéré la Chine comme une opportunité économique plutôt que comme une menace. La Chine représente toujours le principal partenariat économique de Canberra.
Moins médiatisé, le sultanat d’Oman est l’autre appui majeur des États-Unis dans l’océan Indien. [38] Le port de Doqum est situé à un emplacement idéal en bordure de l’océan Indien. Bien protégé, il est en passe de devenir la principale connexion commerciale, énergétique et logistique de la région, de même que la principale porte de sortie des hydrocarbures de la péninsule arabique vers l’Asie.
Point de rencontre entre États-Unis, Arabie Saoudite et Iran auprès desquels Oman a su jouer les intermédiaires grâce à une apparente neutralité, ce sultanat suscite l’intérêt de la communauté internationale.
Les États-Unis, la France et le Royaume-Uni représentent à eux seuls près de 80% du marché de l’armement dans le sultanat d’Oman, faisant ainsi de ce petit État un atout stratégique majeur dans la zone, ce qui n’a pas manqué d’alerter l’Iran et la Chine. [39]
Les États-Unis ont comme préoccupation majeure l’influence grandissante de la Chine et l’activité de ses sous-marins nucléaires d’attaque ainsi que les risques d’instabilité politique en Arabie saoudite et la situation chaotique au Yémen. C’est pourquoi la stratégie diplomatique et économique américaine consiste à pousser les pétromonarchies du Golfe à connecter leurs gazoducs et oléoducs au réseau Omanais afin d’éviter le passage par le détroit d’Ormuz.
Dans cette hypothèse, non seulement les États-Unis s’affranchiraient de la sécurité des détroits d’Ormuz et de Bab El Mandeb en terme de flux d’hydrocarbures, mais ils contrôleraient également les flux à destination de l’Asie grâce au débouché sûr qu’offre Oman au cœur de l’océan Indien.
Pourtant, il y a quelques années, l’annonce du pivot des États-Unis vers l’Asie-Pacifique suite à son désengagement du Moyen Orient posait la question du « Vide stratégique » en océan Indien, laissant la voie libre à la Chine [40]. L’ensemble des pays impliqués dans les enjeux géostratégiques de la région depuis Atalante y sont restés très actifs sur le plan diplomatique mais également militaire.
La coopération en matière de sécurité maritime n’est pourtant pas forcément acquise. L’esprit de « Triangle stratégique » entre les États-Unis, la Chine et l’Inde en océan Indien reste soumis à la concurrence que se livrent les deux puissances régionales, la Chine et l’Inde, tout en associant l’Iran et le Pakistan.
Le rééquilibrage des États-Unis vers l’Asie-Pacifique décidé durant l’ère Obama est devenu un rééquilibrage indopacifique démontrant la logique du prolongement de la profondeur stratégique de l’océan Indien vers la mer de Chine.
Ainsi le déploiement militaire des États-Unis dans le Pacifique s’accompagne d’accords de coopération de défense, de formation et d’accès aux capacités et de vente d’armements auprès de ses alliés jusque dans l’océan Indien où ils encouragent une architecture multilatérale d’acteurs régionaux qui participeront à des projets allant de l’exercice de souveraineté stratégique, en passant par la sécurité maritime, le contreterrorisme jusqu’à l’assistance humanitaire.
Conclusion
Depuis la recrudescence de la prédation maritime, la piraterie, la criminalité internationale et le terrorisme, l’économie est l’un des domaines vitaux des politiques de sécurité dans tout environnement partagé.
Les espaces communs n’échappent pas à la règle, à cette nuance près que la sécurité et la sûreté de ces espaces sont très difficiles à assumer par un seul État aussi puissant soit-il.
La situation résumée par Jean-Loup Samaan dans la revue Hérodote est encore valable aujourd’hui : « Parce que l’océan Indien ne constituait pas un ensemble géographique cohérent, ce n’est qu’une fois que les Américains construisirent leur propre représentation géopolitique de celui-ci que la priorité accordée à la zone grandit. (…) Ainsi, à partir de la fin des années 1970, la représentation américaine de l’océan Indien devient celle d’un arc de crises [41] ». [42]
Certaines zones de l’océan Indien présentent un certain nombre de risques et menaces cumulés, associés à un environnement quadrillé par de nombreux flux maritimes. Les crises politiques à Madagascar se nourrissent du terreau fertile de l’environnement social des populations. Du fait de la globalisation des échanges, leurs conséquences ont des répercussions internationales.
Nous avons constaté que Madagascar présente un certain nombre de facteurs crisogènes. Il en est un qui impacte directement la stabilité sociale du pays : l’accès à l’énergie, au sens où celui-ci créé un lien entre développement et environnement.
« L’opposition entre le point de vue des géologues et le point de vue des économistes orthodoxes à propos des réserves pétrolières et des ressources minérales en général est une flagrante illustration de la crise socio-épistémologique qui se cache derrière l’actuelle crise économique, au moment où le débat ne porte plus tant sur la réalité de la théorie du pic du pétrole mais simplement sur sa chronologie et ses conséquences » [43].
Or, les pays possédant des ressources extractives dans leur sous-sol présentent une forte demande en énergie, impactant directement l’environnement et provoquant des déséquilibres socio-économiques liés à ce que l’on nomme pudiquement la « maladie hollandaise » ou maladie des ressources que décrivent Gilles Carbonnier et Jacques Grinevald.
La zone qui s’étend du Golfe d’Aden au sous-continent indien et jusqu’au sud du canal du Mozambique est probablement l’une des zones les plus instables de la planète aujourd’hui.
L’Union européenne qui a démontré sa capacité à élaborer une politique de sécurité basée sur le multilatéralisme lors de l’opération Atalante et ses continuités, a posé les bases concrètes de son « approche globale » des flux risques et menaces.
En effet, les interconnexions existantes dans cette zone associées à l’aspect pluridimensionnel des problèmes de sécurité qui touchent les pays qui la bordent donnent toute sa légitimité à l’approche européenne consistant à rétablir la paix, la sécurité, la démocratie et la prospérité dans toute zone crisogène.
Il existe aujourd’hui d’autres risques à anticiper sur la zone sud-ouest de l’océan Indien.
Et si le consensus de la communauté internationale autour de la sécurisation des voies maritimes du Golfe d’Aden ne fait aucun doute, c’est la rivalité et la compétition qui prédominent l’acquisition des zones d’exploitation des ressources naturelles. Et dans ce cas, l’UE aurait tout intérêt à s’accorder sur une politique régionale commune afin de préserver ses intérêts sur place.
La globalisation des échanges mondiaux nous a appris à tenter de corréler les évènements afin de mieux les comprendre et de nombreuses questions subsistent au sujet de l’océan Indien.
Existe-t-il une corrélation entre la présence de déchets toxiques dans les eaux somaliennes et la recrudescence des actes de piraterie ? Ou bien serait-ce une corrélation entre piraterie et campagnes européennes de pêches au thon au large de ses eaux territoriales lorsque les quotas sont atteints dans les eaux européennes ?
Les investissements chinois au niveau de l’isthme de Kra [44] sont-ils liés à la menace d’un accident maritime dans le détroit de Malacca ? Est-ce plutôt que Pékin souhaite contrôler seule ses voies maritimes, afin de laisser la voie libre à ses appétences pour les matières premières, qu’elle se procure en Afrique ?
Comment ne pas voir de corrélation entre les risques sanitaires et humanitaires encourus sur l’ensemble de la zone géographique couverte par l’océan Indien et ses pays riverains et les conflits qui s’y déroulent ou s’y préparent tant sur terre qu’en mer, alimentant par la même occasion la criminalité internationale ?
L’accès aux ressources alimentaires conditionne de nombreux facteurs d’insécurité dans cette région du monde.
Qu’est ce qui en fait sa particularité du point de vue des menaces qui s’y développent, si ce n’est de nombreuses similarités dans l’organisation, la structuration et les racines de ces organisations criminelles qui s’appuient sur des populations dont les ressources de subsistance ont diminué, voire disparu ?
Pour autant, du point de vue socio-politique, que ce soit en Somalie ou en Indonésie, les systèmes tribo-claniques influents qui se soumettent à Al-Qaïda créant ainsi des passerelles entre criminalité et terrorisme ne répondent pas aux mêmes logiques géopolitiques et ne peuvent donc être comprises et combattues de la même manière.
L’un des enjeux pour la France et l’Union européenne dans cette zone ne serait-il pas de faire la démonstration de l’efficacité de l’approche globale sur un espace où convergent les intérêts économiques de nombreuses puissances régionales rivales ?
Enfin, sans de réelles retombées financières permettant d’améliorer le cadre de vie sanitaire et social de ces populations, c’est-à-dire en leur permettant notamment l’accès à l’eau et à l’énergie, les programmes de concertation resteront sans effet, voire aggraveront les ressentiments et l’instabilité sociale, sources des activités criminelles et terroristes dans la région.
Jean-Pierre NUMA (AA70)
Source : Diploweb
Source photo de présentation : Google Maps
Date la publication : 28/01/2018
Copyright Janvier 2018-Numa/Diploweb.com
Au sujet de l'auteur :
Analyste en géopolitique et sécurité internationale, auditeur de la 70ème session nationale « Politique de défense » de l’IHEDN. Jean-Pierre Numa travaille actuellement sur les questions du continuum sécurité-défense en France et il aborde par ailleurs les thèmes liés à la sécurisation des flux en Océan Indien. Cet article est illustré d’une carte réalisée par Charlotte Bezamat-Mantes, doctorante à l’Institut Français de Géopolitique (IFG), Université Paris VIII.
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