CR de la table-ronde "Quelle frontière pour notre souveraineté numérique ?"
Table-ronde
Commission Digitale Défense
Mardi 11 décembre 2018
« Quelle frontière pour notre souveraineté numérique ? »
La récente Revue Stratégique pour la défense et la sécurité nationale indique clairement que « dans un univers industriel dominé par des entreprises étrangères et caractérisé par des innovations technologiques rapides, le développement [des] technologies [numériques] s’avère […] un enjeu majeur de souveraineté ». Cette table ronde inédite organisée par la Commission Digital Défense de l’AA IHEDN se propose de décliner concrètement cette volonté politique et de savoir quelles sont les frontières de ce concept encore flou ?
L’enjeu est bien stratégique car seules les nations maîtrisant ces technologies compteront demain militairement. C’est la raison pour laquelle cette guerre de la donnée totale implique de définir le concept de souveraineté numérique pour que les armées augmentées fluidifient le traitement de la donnée et de l’information. Le défi est de permettre aux armées de conserver leur supériorité informationnelle et décisionnelle grâce à l’apport de la nouvelle technologie de traitement massif de l’information.
En effet, la guerre n’est plus envisageable sans un moteur algorithmique intelligent au centre des flux de données, au cœur d’un réseau alliant désormais intelligence et sécurité. Ces nouvelles capacités opérationnelles doivent libérer les acteurs militaires de la multitude de tâches ancillaires et chronophages pour leur permettre de se concentrer sur l’essentiel ; l’analyse et la prise de décision.
Les intervenants :
- Vice-amiral d’escadre Arnaud Coustillière – DGNUM, ministère des Armées
- Monsieur Pierre Bellanger – Fondateur et président de Skyrock
- Monsieur Fabrice Brégier – Président de Palantir France
La question des frontières et de la souveraineté numérique ne peut pas se réduire à un simple débat entre geeks et habitués du sujet, car elle enveloppe de nombreux enjeux stratégiques. Ainsi, toutes les catégories de la population se trouvent adressées, militaires, civils, ingénieurs comme profanes.
Accusé de faire parler « l’ennemi de la souveraineté », la commission digital défense a décidé de laisser la parole à Palantir, parce qu’au même titre que les autres acteurs de l’écosystème de défense, Palantir a sa place à l’IHEDN. Un dialogue est aujourd’hui nécessaire et utile.
Première question : Avons-nous déjà perdu la guerre de la souveraineté numérique ? N’est-il pas tant d’agiter les drapeaux blancs ?
Pierre Bellanger : La souveraineté numérique n’est autre que la continuation de la République sur les réseaux. Nos règles, nos lois, notre Constitution s’expriment dans le monde cyber et sur les réseaux. Cette notion est importante car internet n’est pas simplement venu s’ajouter au monde que nous connaissons, il est venu le remplacer.
Alors que nos sociétés croissent lentement, les systèmes informatiques se développent de manière exponentielle, sans que rien ne semble arrêter ce processus. Le réseau est une chance car il occasionne avant tout un gain de productivité énorme. Toutefois, si la puissance informatique peut être perçue comme la solution à de nombreux problèmes, elle engendre également un appauvrissement phénoménal de nos sociétés, incapables de réfléchir par elles-mêmes.
Le cyber donne également l’impression d’un État policier, pas aussi extrême que celui dépeint par George Orwell dans 1984, mais un État policier qu’on ne réalise pas, qui serait invisible et qui dicterait nos choix. Car c’est là le vrai sens du cyber, celui d’un gouvernement invisible.
Il est donc nécessaire de se poser la question suivante : l’État est-il en mesure de lutter contre les géants du web (GAFAM notamment) et de faire valoir ses droits dans le monde cyber ? En 2016 par exemple, un épisode malheureux a mis aux prises l’État français et le service de messagerie Telegram. Un appel est alors lancé visant à mettre à mort quarante Français. Malgré les pressions du gouvernement qui demande que cet appel soit supprimé des réseaux, Telegram refuse et révèle l’impuissance des États sur ces géants du numérique.
La souveraineté numérique c’est l’inverse de cette impuissance. Sans souveraineté, il ne peut y avoir de liberté.
Comment résoudre cela me direz-vous ? Il faut tout d’abord considérer les données comme un bien souverain en débutant, par exemple, par la localisation juridique des serveurs afin de remettre la main sur nos données.
Deuxième question : Cette notion de souveraineté existe-t-elle dans le domaine de la guerre ? Est-il important de maîtriser ces données dans le monde militaire ou bien l’enjeu est-il ailleurs ?
Arnaud Coustillière : Le numérique ne vient pas remplacer les autres domaines, il vient s’immiscer partout. On a affaire à une révolution sociétale extrêmement profonde. Il faut se préparer à un aplatissement de la planète avec l’écrasement de la donnée.
A bien des égards, la guerre économique autour de la donnée a déjà débuté. Il suffit de se pencher sur l’exemple sino-américain. Et évidemment, le monde militaire n’y échappe pas. L’utilisation de la violence de l’État dans l’espace numérique existe d’ores et déjà (c’est ce qu’on appelle la « lutte informatique défensive » ou LIO).
Cependant, cela n’aurait aucun sens de fermer les frontières. Il faut parvenir à retrouver une certaine forme de souveraineté et redéfinir nos interactions avec nos partenaires, qu’ils soient privés ou étatiques. Aujourd’hui, ce qui permet le développement de manière harmonieuse des acteurs du numérique est avant la tout la sécurité entourant ce partage des données.
La souveraineté numérique est également un enjeu géopolitique. L’exemple des câbles sous-marin parle pour lui-même. Dernièrement, la Chine a installé ses propres câbles sous-marins dans le Sud de l’Atlantique afin d’échapper au contrôle de ses flux par des puissances étrangères.
On pourrait également mentionner la « couche logique » du numérique, celle du cloud notamment. Aujourd’hui, tous les grands acteurs du cloud sont américains, rejoints récemment par la Chine et son géant du web Alibaba. Le premier acteur européen est aussi français (OVH) mais celui-ci ne se distingue qu’au travers de la couche infrastructurelle.
La « couche des réseaux sociaux » tend à prendre une importance considérable depuis quelques années. L’exemple du mouvement des « gilets jaunes » est frappant, eux qui parviennent à mettre à bas un gouvernement grâce aux campagnes intensives menées sur Facebook notamment. On trouve une certaine similitude avec les printemps arabes ou encore dans la propagande menée par Daech sur les réseaux sociaux.
Sur le plan de l’intelligence artificielle enfin, la France a décidé de prendre le tournant et expose sa stratégie au travers du rapport rédigé par le député Cédric Villani en 2018. L’objectif est de créer de la valeur grâce aux avancées technologiques permises par l’intelligence artificielle.
Troisième question : Peut-on parler de la résurgence d’un vieux monde avec le terme de souveraineté dans le monde numérique ?
Fabrice Brégier : Le débat sur la souveraineté est tout à fait valable et c’est une question qui me tient à cœur, ayant moi-même été à la tête de trois sociétés à vocation souveraine (MBDA, Eurocopter puis Airbus).
On ne peut que constater que le numérique est un domaine à la mode, à l’explosion extrêmement rapide. Ce fut le cas autrefois pour le domaine de l’énergie et plus particulièrement du nucléaire.
Pour avancer, il est nécessaire de faire avec les technologies disponibles sur le marché. Malheureusement, celles-ci sont loin d’être toutes françaises ce qui implique un risque de se faire distancer par les Américains et maintenant les Chinois.
Si je me penche sur l’exemple de la souveraineté dans l’aéronautique, on s’est rapidement rendu compte que le niveau français ne suffisait pas et qu’il fallait s’appuyer sur l’Europe. Mais il fallait ensuite aller au-delà en s’appuyant sur des partenaires mondiaux performants. C’est ce qu’a fait Airbus par exemple afin de créer un géant européen à même de rivaliser avec Boeing.
Quatrième question : Peut-on encore faire quelque chose ?
Pierre Bellanger : Oui, il faut mettre en place un véritable esprit de résistance car ce n’est jamais peine perdue.
On note aujourd’hui une véritable intrication entre civil et militaire. De nombreuses entreprises « civilitaires » sont imbriquées à la fois dans l’écosystème militaire et l’écosystème civil. Ainsi, la même donnée peut être utilisée par les entreprises qui offrent des services numériques civils, mais également par les forces armées d’un État qui peuvent user de cette donnée afin de mieux cerner un adversaire et le tromper.
Je pense que nous sommes en guerre mais nous ne le savons pas. Nous ne maîtrisons pas nos téléphones, nous perdons le contrôle sur ce que nous diffusons. Cependant, il faut se méfier de ces discours lénifiants et toxiques. L’information, acquise en masse peut être dangereuse et perturber nos raisonnements immédiats. La difficulté aujourd’hui est bel et bien de discerner le vrai du faux.
Arnaud Coustillère : Il faut retrouver une autonomie stratégique, tout n’est pas joué à l’avance. Dans le domaine du numérique, on ne pèsera pas au niveau français, notre point d’influence ne peut se faire qu’à l’échelle de l’Europe, à condition de convaincre nos camarades européens.
Le numérique est une chance à condition d’en maîtriser les enjeux. On est par exemple en mesure de livrer des systèmes en moins d’un an aujourd’hui et nous sommes capables de maîtriser la complexité inhérente à ce domaine.
Le président de la République encourage cette souveraineté numérique et s’engage à aller chercher des capacités françaises pour développer cet écosystème. Dans cette logique, le ministère des Armées, sous pression de la DGA, a lancé le programme ARTEMIS dont le but est de développer un ou plusieurs grands partenaires français pour développer plus tard des systèmes complexes et stratégiques.
La France n’est pas non plus un nain dans cette bataille mondiale et dispose de quelques acteurs importants comme OVH ou Dassault Electronics (qui équipe notamment le Département de la Défense américain). Il existe donc des opportunités pour les entreprises françaises.
Le ministère des Armées est très au fait des affaires du numérique et des affaires d’innovation. La ministre Florence Parly en a fait une priorité absolue au travers de l’Agence pour l’innovation qui se penche notamment sur les questions d’éthique autour de la robotique, sur les problématiques entourant un cloud privé des armés et en matière d’intelligence artificielle. Ainsi, le ministère investit entre 700 millions et un milliard d’euros par an pour accompagner ces innovations.
En termes d’innovations, la France est très bien dotée (écosystème de start-up mature et dynamique). La volonté de l’État est de faire émarger des compétences nationales en termes d’intelligence artificielle notamment.
Cinquième question : Peut-on dire que le modèle de Palantir est compatible avec la notion de souveraineté numérique ?
Fabrice Brégier : La France est ouverte à des partenariats raisonnés. Elle ne peut pas tout faire toute seule. Je peux prendre l’exemple de Dassault qui équipe Boeing (contrat d’environ un milliard d’euros sur dix ans). Personne ne se pose la question de Dassault donnant des informations confidentielles à Airbus afin de désavantager Boeing, au titre d’un pseudo-partenariat français. Non, personne ne le fait. Dans le même sens, Airbus a choisi de s’appuyer sur les solutions de Palantir uniquement parce qu’elles sont les meilleures dans le domaine.
Il faut reprendre la maîtrise de son architecture en France. Le risque représenté par Palantir ne réside pas dans sa technologie mais plutôt dans ce qu’elle fait de la donnée. La question est de savoir si Palantir donne ses données à la CIA. Or, Palantir ne stocke pas les données, elle ne les manipule pas, au contraire des GAFA. C’est bien sur ce point qu’il faut pousser la réflexion sur un cloud européen et souverain. Palantir redonne à ses clients le contrôle de la donnée.
La volonté de Palantir est d’être un partenaire – peut-être temporaire – le temps que la France développe les technologies suffisantes. En attendant, nous nous assurons qu’il n’y ait pas de fuite des données stratégiques.
Palantir est actuellement composé de deux outils, un dédié au renseignement, l’autre aux enjeux commerciaux du privé. Palantir est un vendeur de logiciels, il n’exporte pas de matériels sensibles. Palantir n’a ainsi aucune contrainte pour considérer la France comme un « Rogue State » et n’est ainsi pas dépendant de la volonté des États-Unis d’utiliser ou non ses solutions en France.
Palantir France représente à l’heure actuelle environ 50 personnes avec pour objectif de passer à 300. La volonté affichée de la société est de soutenir des start-up, pas de les racheter. Elle est d’ailleurs très ouverte aux partenariats avec de grands acteurs français. Palantir n’est pas français mais doit apparaitre comme un acteur de confiance pour les acteurs français.
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